Bernard Jomier : « Depuis le début de l’épidémie, ça paraît presque étonnant mais l’hôpital fonctionne mieux »

Bernard Jomier : « Depuis le début de l’épidémie, ça paraît presque étonnant mais l’hôpital fonctionne mieux »

L’hôpital public, aujourd’hui en première ligne dans la lutte contre le Coronavirus, est en crise depuis des années. Soignants épuisés, urgences surchargées, impératifs économiques omniprésents : le documentaire « L’hôpital à fleur de peau » nous replonge dans le quotidien de l’hôpital de Gonesse (Val-d’Oise) avant la pandémie. Une réalité que connaît bien le sénateur et médecin Bernard Jomier. Il a accepté de nous livrer son regard sur ce film et la situation des hôpitaux en France.
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Sénateur (apparenté socialiste) de Paris, Bernard Jomier est aussi médecin. Généraliste, il exerce toujours, et a repris du service aux urgences de l’hôpital de Melun (Seine-et-Marne) depuis le début de l’épidémie de Covid-19 pour venir prêter main-forte. Il prône un changement de gouvernance à l’hôpital.

 

Ce documentaire décrit une situation préoccupante, des soignants à bout, des urgences surchargées, une gestion économique plus qu’humaine… Le film est tourné à l’hôpital de Gonesse en région parisienne, mais était-ce la réalité du système hospitalier dans son ensemble ?

Ce documentaire est assez terrible parce qu’il décrit ce qu’est, ou en tout cas ce qu’était jusqu’au début de l’épidémie de coronavirus, la situation du système hospitalier. C'est-à-dire, on perçoit les effets dans le temps du concept d’hôpital-entreprise, qui a fini par produire des effets pervers terribles.

Avec deux grandes lignes de forces : premièrement, une lecture économique de l’hôpital. Il faut équilibrer les budgets. Et cette lecture économique finit par l’emporter sur la santé publique. Quand on est à l’hôpital public, quand on est dans le système de santé, on doit prendre soin bien sûr des finances car on gère de l’argent public, mais avant tout, on doit prendre soin des patients qui nous sont confiés.

Et puis la deuxième ligne de force qui transpire en permanence dans ce documentaire c’est que la gouvernance de l’hôpital n’est pas adaptée. Les soignants ont été relégués au second plan et on en voit les conséquences, c’est-à-dire qu’en permanence ils doivent se justifier, en permanence ils ont face à eux des interlocuteurs qui leur renvoient le fait qu’ils coûtent cher à la collectivité et ça ce n’est pas supportable. Ça use les personnels soignants au jour le jour. 

 

Cette situation, elle débouche d’une dégradation progressive ou y a-t-il un moment de bascule dans la gestion de l’hôpital public en France ?

La loi HPST (ndlr : loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires », ou loi Bachelot) de 2010 a fondé un nouveau concept. Il y avait des raisons intéressantes de tenter cette lecture, mais il faut être pragmatique, il faut accepter la réalité des faits : on a vu au fil des ans la situation se dégrader et évoluer d’une façon trop défavorable à l’hôpital public.

Et c’est apparu très nettement en 2017-2018. Il fallait, à ce moment-là, adopter une nouvelle gouvernance à l’hôpital, avoir un nouveau mode d’organisation, bref adopter une nouvelle loi hôpital et on ne l’a pas fait.

La situation depuis n’a cessé de se dégrader. Ça s’est accéléré. Les personnels soignants fuient l’hôpital public, ils partent en masse. C’est un cercle absolument délétère qui s’est mis en place, où l’hôpital s’épuise, confronté maintenant à des carences de personnel avec des postes non pourvus. Du fait du mode d’organisation et du fonctionnement de l’hôpital, les personnels qui restent sont de plus en plus en souffrance.

On en est arrivé là et ce n’est faute d’avoir tiré la sonnette d’alarme. Les personnels soignants n’ont pas été écoutés. Et l’hôpital est arrivé dans un état pas bon quand a surgi l’épidémie de Coronavirus.

 

Dans le documentaire, on voit des fermetures de lits, des manques de personnels… cela a-t-il eu des conséquences au moment de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ?

Bien sûr que ça a des conséquences. Parce que toute l’énergie qui a dû être mise, et qui est mise, pour combler les manques, est une énergie qui n’est pas mise dans la réalisation stricte de la mission de soin. Ça n’est pas du tout sans conséquences.

Quand un hôpital est en mauvais état et qu’il doit faire face à une vague d’arrivée de pathologies graves, bien sûr vous prenez très vite les mesures correctrices. Moi en ce moment je suis à l’hôpital de Melun, on est passé d’environ 25 à 60 lits de réanimation, avec les personnels qui vont avec. Mais ça ne s’est pas fait sans difficultés.

Il faut saluer très clairement ce qui, là, a été l’engagement de tout le monde, y compris des personnels de direction de l’hôpital, dans cette mission de santé publique.

 

Quid de la gestion de l’hôpital public aujourd’hui ?

Depuis le début de l’épidémie, ça paraît presque étonnant mais l’hôpital en fait fonctionne mieux. Tous les personnels le disent. C'est-à-dire qu’à la fois il y a un état d’épuisement, de grande fatigue, mais enfin, les décisions qui sont prises sont des décisions guidées par la santé publique et pas par autre chose.

De fait, les soignants retrouvent leur rôle central, et de fait, de nouveau l’hôpital remplit sa mission. Mais dans une situation d’extrême difficulté, d’extrême tension, du fait du passif. Donc évidemment le passif n’a pas été résorbé, mais passée la crise, il faut qu’on remette l’hôpital public d’aplomb.

Pas seulement avec des moyens financiers, bien sûr il a besoin de moyens financiers, pas seulement l’augmentation de l’Ondam (Objectif national des dépenses maladies) : il y a des mesures structurelles à prendre. On en avait proposé, notamment au Sénat et puis il faut changer la gouvernance de l’hôpital public. C’est indispensable.

 

Quelles sont les mesures concrètes dont a besoin l’hôpital public ?

Concrètement, bien sûr mettre des moyens mais par exemple pourquoi est-ce que c’est le budget de la santé qui finance les bâtiments des hôpitaux publics ? On pourrait regarder la façon dont fonctionne l’éducation nationale, où le « bâtimentaire » est pris en charge par les collectivités territoriales, et le budget de l’éducation nationale, lui, sert à la mission de l’éducation nationale.

Eh bien on pourrait dire que le budget de santé de notre pays sert à faire fonctionner les services de santé, pas à entretenir et à rénover les bâtiments. Parce que le budget des hôpitaux publics est totalement plombé, et on le voit bien dans ce documentaire quand il est rappelé les investissements qui ont été faits à l’hôpital de Gonesse, et qui derrière, imposent à l’hôpital un régime d’économie draconien. Ça ce n’est pas une politique qu’il faut poursuivre. Procéder en scindant le bâtimentaire avec les activités de soin serait une façon d’avoir une gestion au plus proche des bâtiments dans de meilleures conditions et encore une fois de consacrer l’argent de la santé, à la santé.

 

La lutte des soignants aujourd’hui face à la pandémie est unanimement saluée et le rôle de l’hôpital est reconnu. Demain, au sortir de la crise, croyez-vous à un changement de doctrine ?

Il va falloir qu’on fasse vivre cet espoir de changement. Moi ce que je constate c’est que cette gouvernance c’est au niveau de chaque hôpital qu’elle se joue. C’est aussi au niveau des ARS (Agences Régionales de Santé). Depuis trop longtemps, on voit qu’aux postes de directions sont mises des personnes qui n’ont pas nécessairement de compétences en santé publique, mais qui ont plus des compétences gestionnaires.

Il va falloir réconcilier la gestion et la santé publique, et ne pas les opposer l’un à l’autre. Encore une fois je ne fais pas abstraction du fait qu’il s’agit d’argent public, mais très clairement dans un hôpital, dans une structure de soin, c’est la mission de soin qui doit l’emporter dans les décisions.  

Et après elle doit être appliqué avec le plus de rigueur possible dans la gestion de l’argent public. Mais en aucun cas, elle ne peut, comme on le voit dans le documentaire, passer avant. On ferme des lits, non pas parce qu’il n’y a pas de patients, mais pour faire des économies. S’il y a des patients, il y a besoin de lits et on doit maintenir ces lits et maintenir le personnel qui va avec. C’est ça le problème. Moi je vois à la direction d’un grand groupe hospitalier que je connais bien, progressivement sont arrivées au directoire des personnes qui n’ont pas de compétences en santé publique. Et ce mode de gestion là, oui, il faut définitivement en tourner la page. 

 

Le documentaire « L’hôpital à fleur de peau » de Cyril Denvers : en diffusion samedi 11 avril à 21h et dimanche 12 avril à 9h sur l’antenne de Public Sénat et à retrouver en replay sur notre site.

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