Crise sanitaire : Philippe Juvin prône « l’humilité » face à « l’impréparation de la France »

Crise sanitaire : Philippe Juvin prône « l’humilité » face à « l’impréparation de la France »

Le chef des urgences de l’hôpital Georges Pompidou était auditionné en visioconférence par les sénateurs de la délégation sénatoriale à la prospective. Maire et ancien eurodéputé, le médecin a livré son analyse aux sénateurs quant à la gestion de la crise qu’il a vécue sur le terrain.
Public Sénat

Par Jonathan Dupriez

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L’audition n’a pas encore commencé mais Philippe Juvin semble, lui, déjà prêt. « Je ne me suis pas laissé pousser la barbe comme le Professeur Raoult, je suis désolé » lance-t-il, un brin moqueur. Salve de rires chez quelques sénateurs déjà connectés dont Roger Karoutchi, président LR de la délégation à la prospective et Christine Lavarde, la vice-présidente. « On a assisté au show médiatique de quelques-uns » tacle le chef des urgences de l’hôpital Georges Pompidou en référence au directeur de l'IHU de Marseille, auditionné hier à l’Assemblée nationale. Il poursuit : « C’est comme dans tous les milieux, il y a des règlements de comptes, des gens qui ne s’aiment pas, mais ça, ça ne concerne pas le monde politique il me semble » ironise l’actuel maire (LR) de la Garenne Colombes qui fut aussi eurodéputé sous la précédente mandature.

« Champ de bataille »

 

S’inscrivant en faux par rapport à certains de ses collègues aux prises de position polémiques, Philippe Juvin prône au contraire « l’humilité » pour analyser la crise « extraordinaire » que vient de traverser le pays. Selon lui, « l’impréparation » a miné la gestion de crise française. Mais il se défend de vouloir « refaire le match » conscient qu’il est toujours plus facile a posteriori de réécrire l’histoire.  Pour mettre en garde les sénateurs quant à la bonne distance d’appréciation des faits, l’ancien député européen convoque de grands auteurs. Sur la bataille de Waterloo, « il y a Victor Hugo qui voit tout à 2000m d’altitude et comprend tout ce qui se passe, et il y a Stendhal dont le héros est dans le champ de bataille, il le parcourt d’un bout à autre toute la journée et à la fin il ne sait plus s’il y a une bataille, contre qui, et qui a gagné. »

 

« Mieux préparer l’avenir »

 

En auditionnant Philippe Juvin, les sénateurs ont eu des premiers éléments de réponse à cette question de fond : comment tirer les enseignements des événements récents pour éclairer l’avenir ? Dans la lignée du rapport de 2012 sur les « nouvelles menaces de maladies infectieuses émergentes », Roger Karoutchi et Christine Lavarde ambitionnent d’en rédiger un nouveau afin de « mieux gérer, mieux organiser l’avenir et se préparer » face à de telles catastrophes sanitaires.  Créée en 2009, la délégation sénatoriale à la prospective est « chargée de réfléchir aux transformations de la société et de l'économie en vue d'informer le Sénat. »

 

Lits de réanimation : « La France est sous dotée »

 

Pour Philippe Juvin, le nerf de la guerre, c’est la capacité d’un pays à prendre en charge ses malades. Et dans le cas du covid-19, d’avoir des lits pour traiter les patients affectés de graves complications respiratoires. « Le problème de ces épidémies, c’est de pouvoir traiter les malades les plus graves » confirme-t-il. « Si on a décrété le confinement, c’est parce que le système de santé était débordé, et qu’on ne pouvait plus soigner les malades. » 

Le médecin urgentiste pointe du doigt le manque de lits en s'appuyant sur un ratio mathématique. La France compte « 75 lits par million d’habitants », sur 66 millions d'habitants au total, cela fait donc 5 000 lits sur tout le territoire. A titre de comparaison, les Etats-Unis, dont le système de santé est souvent décrié, en comptent 259 par million d’habitants. D’où ce constat du médecin : « En France on est sous-dotés, et on est un peu ric-rac » lance-t-il non sans euphémisme. Et quand il parle de « lit », il désigne non seulement le couchage, mais aussi le personnel qualifié, en effectif suffisant pour s’occuper du patient, ainsi que les respirateurs dont il existe plusieurs modèles au degré d’efficacité variable.  « Les respirateurs, vous avez les 2cv, les Fiat Panda, et les Porsche » résume-t-il. Puis il ajoute que ça n’est « pas au moment où la crise éclate qu’on peut acheter un respirateur. »

 

« Lits et bâtiments vides »

 

Au plus fort de la crise, la France disposait d’environ 10 000 lits grâce à des miracles d’ingéniosité des personnels soignants. « C’était de faux lits » reconnaît Philippe Juvin, « des salles de réveil, des blocs opératoires transformés en salles de réanimation » qui peuvent dépanner quelques heures, voire quelques jours. À rebours des politiques de santé de ces dernières années davantage orientées vers le développement de l’ambulatoire et la réduction drastique des coûts, Philippe Juvin suggère aux sénateurs d’aller vers une stratégie préventive de développement des lits de réanimation. « Ayons des lits prêts et organisés, des bâtiments vides, assumons-le. » « Et s’il y a une catastrophe » poursuit-il, « il y a aura une capacité de se retourner. »

 

Réquisitionner « l’ensemble des lits de l’UE »

 

Fin connaisseur des questions européennes, Philippe Juvin a avancé des pistes pour améliorer la coopération européenne en période de crise sanitaire. « On aurait aimé pouvoir entièrement réquisitionner l’ensemble des lits de réanimation de l’Union » remarque-t-il, plaidant pour le transport des malades sur l’ensemble du territoire européen. Mais des « questions d’organisation et de chaîne de commandement » n’ont pas permis d’aller en ce sens selon lui. « Peut-on imaginer une coopération par blocs du type France, Italie, Espagne ? » demande Roger Karoutchi même s’il se montre circonspect quant à la faisabilité de « transporter des malades à 1500km » de chez eux. « On a l’impression qu’il faut des moyens colossaux » soupire le sénateur LR des Hauts-de-Seine.

 

Gestion européenne étrillée 

 

Pendant la crise due au coronavirus, la gestion européenne a été maintes fois étrillée pour son manque de réactivité et de solidarité entre les États membres, parfois en concurrence pour s’approvisionner en masques et autres médicaments de réanimation. Aussi, faut-il rappeler que les politiques de santé publique relèvent de la compétence des États eux-mêmes et ne sont pas gérées au niveau communautaire. La sénatrice LR des Hauts-de-Seine, Christine Lavarde lance une question, « en béotienne » : « C’est si facile que ça de transporter des malades partout dans l’Union européenne alors que certains sont dans un état critique ? Et le coût ? » « Le budget de l’UE, c’est 250 milliards d’euros » rétorque Philippe Juvin. « Affréter 5 trains que l’on met sous clef, même des vieux trains Corail, ça ne me paraît pas être un sujet. »

 

Réserve sanitaire européenne

 

Aussi, le chef des urgences de l’hôpital européen Georges Pompidou plaide-t-il pour la création d’une réserve sanitaire européenne. En clair, les personnels soignants des 27 États membres pourraient intégrer un roulement à échelle de l’Union et être envoyés en renfort dans d’autres États en cas de grave crise sanitaire, en fonction des besoins. « Il faut un plan européen, sorte de réserve sanitaire obligatoire européenne » affirme le médecin. Selon lui, les forces en présence permettraient de le faire, « on a une masse humaine suffisamment importante » dit-il. 

 

« Faut-il redéfinir le rôle des ARS ? »

 

Autre sujet pour les sénateurs : la chaîne de commandement. Pendant le confinement, de nombreuses critiques des parlementaires et des collectivités ont été adressées notamment aux Agences régionales de Santé (ARS). « Y a-t-il eu trop d’administratif ? Faut-il redéfinir le rôle des ARS » interroge la sénatrice LR de Saône-et-Loire, Marie Mercier. « Tl y a eu des ARS catastrophiques, et des ARS avec des gens bien. Ça dépend des individus, il y a une très grande hétérogénéité dans le niveau de l’administration hospitalière et péri hospitalière » note Philippe Juvin, mobilisé pendant toute la crise du covid-19. Les ARS, déconcentrées en région, appliquent directement des directives du ministère de la Santé. Elles ont plusieurs fois été dénoncées pour n’avoir pas été suffisamment réactives ou trop déconnectées des réalités de terrain. 

 

« Certains ont voulu vérifier chaque case d’un fichier Excel, et le train n’est pas parti. »

 

Au plus fort de la crise, Philippe Juvin confirme avoir constaté une forme de cacophonie dans la chaîne de commandement. S’il salue que l’exécutif se soit entouré d’un comité scientifique pour prendre des décisions politiques à haut niveau, les échelons inférieurs ont parfois posé problème selon lui. Il prend notamment l’exemple des trains mis en œuvre pour déplacer des malades des hôpitaux en tension vers les établissements les moins touchés. « Il y avait toujours un chef, ou un sous-chef, ou un petit chef qui prenait une décision en disant ‘ah mais non ça ne se passe pas comme ça’ et le train prenait quatre jours de retard. » Puis il tacle : « Certains ont voulu vérifier chaque case du fichier Excel, et le train n’est pas parti. »

 

Stocks stratégiques 


D’autres sujets ont été plus succinctement abordés comme la mise en place d’un nouveau plan pandémie ou la reconstitution des stocks stratégiques de masques. Caustique, Roger Karoutchi lance à Philipe Juvin: « Vous nous direz si jamais il y a une deuxième vague à l’automne, que l’on rajoute tout de suite des masques. » Ce sujet, hautement inflammable en France, devrait être l’un des thèmes au cœur de la commission d’enquête présidée par le LR Alain Milon. Ses travaux débuteront au mois de juillet au Sénat.

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