Le gouvernement est-il prêt à contourner le Sénat sur la réforme institutionnelle et constitutionnelle ? On connaît les lignes rouges de la Haute assemblée, notamment sur le non-cumul des mandats dans le temps limités à trois mandats de suite. Gérard Larcher l’a clairement rappelé la semaine dernière. Sur ce point, ce sera sans les sénateurs. Or Emmanuel Macron a besoin des voix de droite et du centre du Sénat s’il veut réviser la Constitution, qui nécessite un vote à la majorité des 3/5 exprimés au Congrès.
« Des points ne nécessitent pas de passer par la Constitution »
Qu’à cela ne tienne. Certains points de la réforme, y compris peut-être le non-cumul, n’exigent pas de révision de la Constitution et donc les voix des sénateurs. Invitée dimanche du Grand Jury sur RTL, la ministre la Justice, Nicole Belloubet, l’a rappelé et a évoqué la possibilité d’un recours au référendum pour faire adopter certaines mesures (voir la vidéo de RTL à partir de 45 min). Emmanuel Macron avait avancé cette possibilité dès son discours de Versailles, en juillet dernier.
Le Grand Jury de Nicole Belloubet, le 28 janvier 2018
« Dans les champs ouverts par cette révision constitutionnelle, il y a des points qui ne nécessitent pas de passer par la Constitution : quand on diminue le nombre de parlementaires, on n’est pas obligé de réviser la Constitution, qui fixe un seuil. De la même manière, on n’est pas obligé de réviser la Constitution pour modifier le mode de scrutin, je pense à la proportionnelle » souligne la garde des Sceaux. Elle continue : « Sur le non-cumul des mandats dans le temps, il y a une interrogation sur le point de savoir si c’est de niveau constitutionnel ou de niveau infra-constitutionnel. Si ce n’est pas de niveau constitutionnel, on pourrait effectivement imaginer un référendum qui porterait à la fois sur le mode de scrutin à la proportionnelle, la diminution d’à peu près un tiers du nombre de parlementaires et le non-cumul des mandats dans le temps, en passant par l’article 11 ». « C’est une question qui doit être validée juridiquement » ajoute, prudente, Nicole Belloubet.
« Incertitude » juridique
Alors qu’en pensent les juristes ? Bertrand Mathieu, constitutionnaliste à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, souligne que Nicole Belloubet « a tout à fait raison. Il y a une incertitude, puisque la Constitution précise que les régimes d’inéligibilité ou d’incompatibilité sont fixés par une loi organique. Si on considère que le non-cumul dans le temps relève de ces éléments, une loi organique suffit. Mais d’un autre côté, il est évident qu’on touche aux éléments essentiels du statut des parlementaires, mais aussi aux éléments qui concernent la possibilité pour les électeurs de choisir. Il y a un doute. Et ce doute ne peut être tranché que par le Conseil constitutionnel » souligne le juriste. Regarder (images d’Héloïse Grégoire) :
Bertrand Mathieu sur la révision constitutionnelle et le non-cumul dans le temps
Olivier Dord, professeur de droit constitutionnel à l’université de Paris-Nanterre, confirme la double interprétation possible et les « interrogations ». D’un côté, soit « cela relève de l’article 3 de la Constitution, c'est-à-dire du fait que le suffrage est universel. Les citoyens ont le droit d’élire un représentant autant de fois qu’ils le veulent. Leur interdire pourrait être considéré comme une limitation anticonstitutionnelle du droit de suffrage ». Si le juriste considère que le sujet « est plutôt de nature constitutionnelle », il n’écarte pas non plus l’autre lecture : « Considérer que cela concerne moins les limites au droit du suffrage, que la possibilité pour un élu de se représenter. A ce moment-là, cela relève de l’article 34 sur le régime électoral et les conditions d’exercice des mandats et c’est donc du domaine de la loi organique ».
« La limitation dans le temps du nombre de mandats peut relever de la loi organique »
Pour Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, la question est tranchée et très claire : le non-cumul dans le temps ne nécessite aucune révision de la Constitution. Il se réfère à son article 25, « qui dit expressément que c’est la loi organique qui fixe le statut des parlementaires » dont « le régime des incompatibilités. (…) Par conséquent, la question de la limitation dans le temps du nombre de mandats d’un parlementaire peut relever de la loi organique. (…) Ce sur point là, il n’y a pas d’obligation de modifier la Constitution ». Même chose pour la réduction du nombre de parlementaire. Regardez :
Dominique Rousseau sur la révision constitutionnelle et le non-cumul
Autrement dit, « la diminution et le non-cumul pourraient se faire par référendum car l’article 11 prévoit qu’on peut en faire sur une loi portant que l’organisation des pouvoirs publics. Il n’y a pas besoin d’utiliser l’article 89 », qui est, théoriquement, le seul moyen pour modifier la Constitution. Or cela nécessite un vote dans les mêmes termes de l’Assemblée et du Sénat, puis une ratification par un vote des 3/5 du Congrès ou bien par référendum.
En 1962, de Gaulle ignore l’avis du Conseil constitutionnel sur le référendum
Mais pour compliquer le tout, le général de Gaulle a pourtant utilisé l’article 11 à deux reprises pour modifier la Constitution… D’abord en 1962, pour l’élection des Présidents au suffrage universel direct. Puis en 1969, sur la régionalisation et la réforme (et l’affaiblissement) du Sénat. Référendum perdu, qui entraîna la démission du général de Gaulle.
Le général de Gaulle savait qu’il jouait ici avec les limites de la loi fondamentale. « En 1962, quand le général de Gaulle utilise l’article 11 pour modifier la Constitution, le Conseil constitutionnel lui a donné un avis officieux, porté par son président, pour dire à de Gaulle qu’il n’utilisait pas le bon article » rappelle Dominique Rousseau. Le chef de l’Etat l’a alors ignoré.
L’article 11 clairement exclu pour modifier la Constitution
Conséquences : la possibilité de modifier la Constitution via l’article 11 semble clairement exclue. « Il y a déjà cet avis du Conseil rendu en 1962, qui peut faire jurisprudence. Il n’y a aucune raison qui conduirait le Conseil à changer d’avis » ajoute le constitutionnaliste.
Si d’aventure Emmanuel Macron décidait de recourir à l’article 11 pour modifier la Constitution, le Conseil constitutionnel, qui serait certainement saisi par les parlementaires LR, pourrait bien censurer le décret de convocation des électeurs au référendum. Une décision qui annulerait tout le processus.
« Le gouvernement marche sur des œufs »
On comprend mieux l’enjeu, pour l’exécutif, de savoir si le non-cumul dans le temps est de nature constitutionnelle ou pas, sachant que les sénateurs en font un gros point de blocage. Mais les constitutionnalistes ne s’accordent pas tous entre eux sur ce point. Selon Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille 2, « l’article 25 de la Constitution est très clair s’agissant d’une inéligibilité. Cela relève de la loi organique. Sauf que sur les inéligibilités, le Conseil exerce un contrôle plus strict. Il veille à ce que cela ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de suffrage de l’électeur et que ce soit nécessaire au respect du principe d’égalité ». Il ajoute : « Sur le non-cumul dans le temps, je ne suis pas convaincu que cela respecte les conditions strictes posées par le Conseil constitutionnel. Je pense que la loi organique serait contraire à la Constitution ». Mais le professeur reste prudent, car « si le gouvernement recourt au référendum pour adopter la loi organique, le Conseil pourrait s’en remettre à la sagesse des électeurs ».
Si Emmanuel Macron optait finalement pour un recours au référendum, en cas de blocage avec les sénateurs, l’exécutif donnera l’image d’un passage en force. Le chef de l’Etat pourra toujours jouer l’opinion contre les sénateurs et les députés LR, opposés à la proportionnelle. En misant sur une question simple, le référendum pourrait être remporté et jouer le rôle de plébiscite pour Emmanuel Macron. Mais l’usage du référendum n’est jamais sans risque et peut aussi se retourner contre le pouvoir. En réalité, « le gouvernement marche sur des œufs » pense Bertrand Mathieu. « Tout est ouvert. Et tout est risqué ».