Dimanche, près de 25 000 manifestants se sont réunis un peu partout en France réclamant « justice » pour Sarah Halimi, sexagénaire juive tuée en 2017, onze jours après la confirmation de l’absence de procès. Le 14 avril, la Cour de cassation a en effet confirmé l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, pris d’une « bouffée délirante » - selon les conclusions de sept experts psychiatriques consultés par la justice - au moment du meurtre. Au cri de « Allah Akbar », il avait roué de coups et jeté par-dessus le balcon de leur immeuble sa voisine Lucie Attal, aussi appelée Sarah Halimi, le 4 avril 2017 à Paris. La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire a entériné le caractère antisémite du crime, mais confirmé l’impossibilité de juger le meurtrier, un gros consommateur de cannabis, compte tenu de l’abolition de son discernement lors des faits.
Juste avant les manifestations, et conformément à la demande d’Emmanuel Macron d’un « changement de loi », le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a indiqué qu’un nouveau projet de loi sur l’irresponsabilité pénale serait présenté « fin mai » en Conseil des ministres, en vue d’un vote « par le Parlement à l’été ». Ce nouveau texte vise selon le ministre de la Justice à « combler (un) vide juridique », celui de « l’absence de possibilité offerte par le droit actuel de tenir compte de la prise volontaire de substances toxiques par un individu conduisant à l’abolition de son discernement ». Problème : de nombreux travaux parlementaires existent déjà et leurs initiateurs se sentent ignorés une fois de plus par le gouvernement. Au Sénat, un rapport et trois propositions de lois avaient été présentés dans ce sens.
« Le projet de loi du gouvernement, c’est du compassionnel poussé par l’opinion publique »
À l’image de la proposition de loi de la sénatrice de l’Orne, Nathalie Goulet (UC). Déposée en janvier 2020. Elle vise « à exclure le dispositif de l’article 122-1 aux personnes qui se seraient mises volontairement dans une position d’irresponsabilité », rappelait-elle. L’article 122-1 du Code pénal, qui définit l’irresponsabilité pénale, prévoit que « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Un projet de loi un an plus tard ? « Le gouvernement nous a déjà habitués à ce genre de travail de coucou ! Il veut doubler le Senat, mais en général, ça ne lui porte pas bonheur », raille la centriste. Elle rappelle que sa proposition de loi a été suivie d’un débat de contrôle au Sénat en février 2020. À l’époque, Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, « s’était engagée à améliorer le dispositif », se souvient la sénatrice. « Entre la décision de la cour d’appel et l’arrêt de la Cour de cassation, le gouvernement, s’il avait voulu, aurait pu approfondir et déposer un texte… », remarque-t-elle. Le Sénat a donc décidé d’examiner sa proposition de loi, ainsi que celle du sénateur Jean Sol (LR) le mardi 25 mai. « Nos deux PPL se complètent. Je pense qu’il serait opportun que le gouvernement vote notre texte et l’améliore si besoin », suggère Nathalie Goulet.
D’autant qu’une autre proposition de loi, portée cette fois par le sénateur LR, Roger Karoutchi, vise par ailleurs à abroger la déclaration d’irresponsabilité pénale au stade de l’instruction. L’objectif de son texte est de « garantir la tenue d’un procès en cas de procédure d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ». Nathalie Goulet comme Roger Karoutchi convergent pour évoquer « l’opportunisme » du gouvernement à présenter son propre projet de loi (PJL). « Le président de la République, qui demande un texte, aurait dû se rappeler que Madame Belloubet s’était engagée en février 2020 à en produire un. Le PJL du gouvernement, c’est du compassionnel poussé par l’opinion publique », fustige l’élue normande. Roger Karoutchi abonde : « Cela n’aurait pas été plus mal que le gouvernement utilise les travaux parlementaires. D’autant que des textes et des amendements vont venir à l’Assemblée, avant même que nous débattions au Senat. Je trouve un peu aberrant que le gouvernement annonce un texte alors qu’on ne demande pas une modification énorme de la loi. Si tout le monde est d’accord, faisons-le ensemble. En décembre 2019, j’avais déjà interpellé le Premier ministre Édouard Philippe, qui avait répondu qu’il fallait faire évoluer la loi. On est en avril 2021 ! »
« Avec l’exécutif, c’est une occasion, un but »
Le débat sur l’irresponsabilité pénale est en outre revenu plusieurs fois sur la table ces derniers mois. En janvier 2020, le chef de l’Etat était intervenu dans le débat depuis Jérusalem, estimant notamment que « le besoin de procès » était « là ». Il s’était aussitôt attiré le recadrage des plus hauts magistrats de France, qui lui avaient rappelé son rôle de garant de l’indépendance de la justice.
L’ex-garde des Sceaux Nicole Belloubet avait, elle, lancé une mission afin de savoir si le droit actuel nécessitait d’être modifié. Les conclusions du rapport remis en février à Éric Dupond-Moretti ont retenu « qu’il n’était pas nécessaire de modifier l’article 122-1 du Code pénal ».
Toutefois, le ministre de la Justice a expliqué avoir saisi « la main tendue » de la Cour de cassation, qui a rappelé dans sa décision que la loi actuelle « ne distingue pas selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes ». « Or, le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer », soulignait la Cour. Nathalie Goulet décèle dans ce regain d’intérêt gouvernemental pour l’irresponsabilité pénale l’ombre de la présidentielle 2022. « Tout est lié à la présidentielle de 2022. Le texte est déposé depuis 15 mois, on a eu le débat. Et il y a cette multiplication d’actes de gens qui ont des bouffées délirantes », souligne-t-elle. Elle résume format télex : « Rambouillet, une attaque, une loi. Sarah Halimi, l’arrêt de la Cour de cassation, de l’émotion, une loi. Avec l’exécutif, c’est une occasion, un but. Mais ce n’est pas comme ça que l’on fonctionne ! Une autre loi n’empêchera pas un autre Rambouillet », prévient-elle en référence à l’assassinat d’une policière vendredi dernier.
Roger Karoutchi reste, lui, stupéfait par l’attitude du gouvernement vis-à-vis du travail parlementaire. « Je ne comprends pas. C’est systématique. Dès que c’est une PPL, le gouvernement dit que le Parlement, soit interfère, soit n’est pas suffisamment calé. Hier place du Trocadero, je n’ai pas vu un ministre venir ou intervenir. Des parlementaires, mais pas un seul ministre ! Le gouvernement a été très en retard dans cette affaire. C’est absurde de ne pas donner le sentiment qu’on travaille ensemble ! Il y a des chances à un an de la présidentielle que tout soit regardé par ce prisme : ils veulent donner l’image d’un gouvernement qui a la main. En la matière, le gouvernement n’aurait pas été à la remorque s’il avait dit qu’il y avait des textes au Parlement et qu’il s’engageait à les voter… », soulève ce proche de Valérie Pécresse. Nathalie Goulet lance un appel au ministre : « On attend que le gouvernement travaille avec nous et ajoute des dispositifs ! Surtout avec un garde des Sceaux aussi charismatique ! »
« La réaction n’est pas toujours une loi »
Sénateur socialiste de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur analyse, au-delà des querelles : « Pour l’opinion publique, ce n’est pas facile de comprendre que l’acte est irresponsable et antisémite. Il y a un trouble. Et il est utile d’avoir un débat parlementaire approfondi sur ce sujet ». Le sénateur pense qu’il faut « procéder à des auditions », notamment des deux auteurs du rapport, mais note « cette tendance perpétuelle à faire une loi à chaque fois qu’une loi crée un trouble dans l’opinion publique ». En l’espèce, l’élu de la chambre Haute observe que le débat sur l’irresponsabilité pénale est « d’un autre ordre » et mérite un « débat de fond » avant d’écrire une nouvelle loi. Celui qui a réalisé sa première intervention à l’Assemblée nationale il y a quarante ans plaide donc pour ne pas « aller trop vite ». « La réaction n’est pas toujours une loi », insiste-t-il. D’autant plus que dans le cas de l’affaire Sarah Halimi, les experts concluent que le trouble psychotique diagnostiqué chez le meurtrier au moment des faits n’était pas nécessairement lié à sa prise de cannabis, souligne Le Monde.
Un recul nécessaire, qu’avait défendu le procureur général Molins dans un entretien au Monde, tout en estimant que la loi n’était « sans doute pas adaptée » : « Il faudra veiller à ne pas légiférer dans l’urgence et sous le coup de l’émotion. La question de la responsabilité pénale est une question des plus délicates et il ne faut pas oublier que le fait de ne pas juger les « fous » a été un progrès majeur dans notre démocratie. »