Le coronavirus risque d’accroître la fracture numérique du pays

Le coronavirus risque d’accroître la fracture numérique du pays

École à distance, télétravail, l’appel du chef de l’État à dématérialiser le plus possible notre quotidien pour faire face au covid-19 risque de renforcer la fracture numérique déjà importante dans le pays.
Public Sénat

Par Jonathan Dupriez

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Cela fait une semaine que Mélanie Faivre a perdu la trace de six de ses élèves. Pour cette professeur de lettres d’un collège du Val-d’Oise, ceux qui sont d’habitude loin du système, sont désormais encore plus loin. En dix ans d’expérience, l’enseignante sait que les jeunes des quartiers difficiles seront les plus enclins à décrocher. “Ce sont les gamins les plus mal servis qui payent une nouvelle fois la note” se désole-t-elle. Depuis le 16 mars, toutes les crèches, écoles, collèges et lycées de l’hexagone ont fermé leurs portes pour limiter les risques de propagation du coronavirus. En catastrophe, le Ministère de l’Éducation nationale a mis en place une “continuité pédagogique” à distance via le CNED, pour permettre aux 12 millions d’élèves de poursuivre leur année scolaire de chez eux. Grâce à un “espace numérique de travail(ENT) sur internet, les parents et enseignants sont amenés à travailler main dans la main au moins jusqu’au 4 mai selon Jean-Michel Blanquer. “Continuité pédagogique, le terme est un peu abusif” grince Frédérique Rolet, secrétaire générale du syndicat d’enseignant SNES-FSU. Pour elle, au-delà des débuts chaotiques de la plateforme, la période qui s’ouvre risque surtout de “renforcer les inégalités sociales” déjà présentes dans le système scolaire. En France, selon l’UFC-Que Choisir, 10% de la population, soit 6,8 millions de Français, n’a pas accès à internet. Pour tenter de combler les lacunes des ENT au mieux, l’enseignante du Val d’Oise tente de joindre ses élèves par téléphone ou envoie les devoirs par voie postale, souvent en vain.

 

Une nécessité vitale


Face au risque d’isolement numérique en pleine crise de coronavirus, les associations, dont Emmanüs Connect, se mettent en ordre de bataille. “On est dans le feu de l’action” reconnaît sa co-directrice Marie Cohen-Skalli. Cette branche de la fondation créée par l’Abbé Pierre se bat depuis sept ans pour “l’inclusion numérique” des plus isolés et des plus précaires. L’Insee relève d’ailleurs que précarité numérique et précarité sociale vont souvent de pair. 5 millions de Français cumulent les deux handicaps selon l’Institut national de statistiques. Chaque année, Emmaüs connect forme environ 10 000 personnes aux usages et aux équipements numériques. Mais avec le Covid-19, les centres physiques d’accueil et de formation ont fermé, laissant craindre un isolement encore plus grand des personnes vulnérables. Pour ne pas rompre le lien avec ses bénéficiaires, Emmaüs Connect, soutenu par l’opérateur SFR, a offert à l’ensemble de ses membres 10 Go de données mobiles ainsi qu’une recharge téléphonique illimitée jusqu’au terme de l’état d’urgence sanitaire. “Une nécessité vitale” pour ces personnes, insiste Marie Cohen-Skalli. L’autre priorité, ce sont les jeunes. “Ils sont désormais coupés de l’école, donc s’ils n’ont pas accès à une connexion internet, ils n’auront pas les mêmes chances de réussir que les autres” relève la co-directrice d’Emmaüs Connect. Marie Cohen-Skalli espère pouvoir équiper au plus vite d’ordinateurs et de tablettes des jeunes des quartiers classés en “REP+” avec l’aide du Ministère de l’Éducation nationale et de l’Agence nationale de la cohésion des territoires. L’association attend désormais le feu vert des pouvoirs publics.

 

Fracture territoriale 

 

Alors que les 560 habitants de Moux-en-Morvan sont priés de rester chez eux, Pascal Rateau se rend à pied à la mairie pour imprimer le dernier arrêté préfectoral en date. Pour l’édile de cette petite commune de la Nièvre, le télétravail est impossible. “Je n’ai pas internet chez moi, pas de réseau mobile, rien” peste le maire dont l’équipe municipale vient d’être reconduite. “C’est une prise de risque car je me déplace partout pour prendre des nouvelles des habitants isolés, et en même temps, je montre exactement ce qu’il ne faut pas faire…” résume-t-il. Pour lui, Moux-en-Morvan “est une zone blanche”, mais pas selon Orange qui gère le réseau. Selon l’opérateur, lorsqu’un centre-ville est raccordé à la fibre, la commune n’est plus considérée comme telle. Mais Moux-en-Morvan s’étale sur 42km2 et comporte de nombreux hameaux isolés les uns des autres. Presque aucun ne jouit d’un réseau haut débit convenable, un handicap de taille en temps de crise. “Ça me révolte” tempête Patrick Chaize, sénateur LR de l’Ain en pointe sur le sujet, conscient que “le réseau de communication est le seul lien qui reste entre les gens” en cette période de confinement.

 

Petits bras

Alors que la majorité des métropoles est raccordée à la fibre optique, la France majoritairement rurale continue de pâtir de cette fracture numérique. Un problème que ne cessent de pointer les sénateurs. “Tous les territoires ne sont pas au même niveau en matière de téléphonie et de fibre” reconnaît la sénatrice LR de l’Aisne, Pascale Gruny. Même constat pour Patrick Chaize, fin connaisseur de la question. “Je me bats depuis des années auprès de tous les acteurs pour que l’on finisse le Plan France Très Haut Débit” confirme l’élu de l’Ain, également président de l’Avicca (Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel). Au moment de l’examen du budget 2020, les sénateurs avaient d’ailleurs voté une rallonge de 322 millions d’euros au projet de loi de finances, inscrite sous forme d’autorisations d’engagements, pour compléter les 140 millions d’euros dégagés par l’État. Mais l’Assemblée a retoqué ces dispositions votées par la Chambre haute, restant sur le budget initialement prévu de 140 millions. Pour Patrick Chaize “le gouvernement a “joué petits bras”. Pour le vice-président de la commission de l’aménagement du territoire, la région Bretagne nécessiterait “à elle seule 200 millions d’euros d’engagements”. Dans ses projections, l’Avicca estime “à au moins 600 millions d’euros” le budget nécessaire pour terminer le fibrage de la France à horizon 2025, permettant de résorber la fracture numérique du pays.

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