Orpea : que contient le rapport au vitriol de l’IGAS ?

Orpea : que contient le rapport au vitriol de l’IGAS ?

Le 1er février 2022, le gouvernement a mandaté l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale des finances (IGF) d’une enquête administrative « visant à examiner les pratiques du groupe Orpea » à la suite des révélations du livre enquête Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet. Devant les membres de la commission d’enquête sénatoriale, le directeur-général du groupe Philippe Charrier, et la ministre déléguée à l’autonomie, Brigitte Bourguignon s’étaient renvoyés la responsabilité concernant la parution du rapport.
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Par Louis Dubar

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Les 524 pages de l’enquête des inspecteurs ont finalement été rendues publiques ce mardi 5 avril sur le site internet du ministère des Solidarités et de la Santé. Ce travail exhaustif réalisé en quelques semaines par les inspecteurs de l’IGAS et de l’IGF, analyse les troubles et les dysfonctionnements affectant les Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) gérés par le groupe Orpea. Mauvaises pratiques managériales, transmission de documents financiers « insincères » aux Agences régionales de santé (ARS), « turn-over excessif » des effectifs, « manque de moyens humains, suivi interne défaillant, « inadaptation » de certains établissements aux besoins des résidents, absentéisme du personnel, grammages des aliments insuffisants… Les conclusions de l’enquête administrative sont implacables.

Une publication attendue par les sénateurs

Finalisée le 31 mars, l’enquête des inspecteurs avait été transmise aux membres de la commission d’enquête sénatoriale sur le contrôle des Ehpad. Pour la sénatrice socialiste Michelle Meunier, le rapport d’inspection est un document d’analyse précis des dysfonctionnements à l’œuvre dans les Ehpad du groupe Orpea. « Le rapport révèle tout d’abord que Victor Castanet n’a pas écrit n’importe quoi. Les révélations de son livre sont argumentées et appuyées par des preuves solides. Il n’y a pas de distorsion entre ce qui est révélé dans le livre Les Fossoyeurs et l’enquête menée par l’IGAS et l’IGF », précise la sénatrice. « C’est une enquête fouillée réalisée en peu de temps, un travail remarquable », ajoute le rapporteur Bernard Bonne. Les inspecteurs des deux corps d’inspection seront auditionnés au Palais du Luxembourg, le 13 avril prochain.

La parution du rapport d’inspection a été pour les membres de la commission, un véritable parcours du combattant auprès du ministère des Solidarités et de la santé. « Orpea et le gouvernement se sont renvoyé dos à dos la responsabilité de la publication de l’enquête des inspections », explique Michelle Meunier. Le 29 mars, la ministre déléguée chargée de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon assurait devant les sénateurs que le gouvernement ne s’était « jamais opposé à la publication du rapport d’inspection. » Elle estimait au contraire que la non-publication du rapport était liée à l’opposition du groupe Orpea en raison du « secret des affaires. » Auditionné le 30 mars, Philippe Charrier, président-directeur général du groupe privé a indiqué aux élus que son entreprise n’avait « jamais sollicité la non-publication du rapport d’inspection. » « D’après les e-mails obtenus auprès du cabinet de la ministre, il n’y avait aucune opposition entre Orpea et le gouvernement à ce sujet », souligne la sénatrice socialiste.

Une version publique « expurgée »

« A la suite de nos auditions, nous avons relancé quotidiennement le ministère avec Michelle Meunier et Catherine Deroche pour obtenir la publication du rapport au plus vite. On nous avait promis une parution avant la fin de la semaine. Faute d’avancée, nous avons réitéré notre demande ce lundi 4 avril. L’enquête administrative a finalement été rendue publique ce matin, c’est un soulagement », précise le sénateur LR Bernard Bonne. Pour l’élu, ce retard s’explique par des « craintes » du gouvernement de rendre publiques des informations protégées par le secret des affaires. « Des passages et des informations ont été « expurgés » au nom de ce principe. « Des noms d’établissement et les identités de plusieurs cadres du groupe ont été anonymisés », précise la sénatrice. Plusieurs éléments comptables et budgétaires ont été retirés de cette nouvelle version : chiffre d’affaires du groupe, part de la zone France-Bénélux dans les résultats annuels d’Orpea, le nombre de licenciements, les chiffres d’affaires réalisés par les fournisseurs ou encore les commissions perçues par le groupe depuis 2017…

Des déclarations financières « insincères » transmises aux ARS

Les inspecteurs mettent en lumière les pratiques comptables opaques mises en place par Orpea depuis plusieurs années. Le rapport présente des processus « d’imputations non réglementaires de charges sur les forfaits soins et dépendance. » Le groupe Orpea « organise une mise en réserve des forfaits soins reçus » par les établissements du groupe. Cette pratique « favorise la constitution d’excédents dans la mesure où celle-ci n’est pas consommée. » Les auteurs de l’enquête administrative estiment à 20,1 millions d’euros pour la seule année 2018 le montant de cette part « mise en réserve », soit 8,6 % du forfait relatif aux soins. Sur ces 20 millions d’euros, « 6,8 millions d’euros ont été dépensés conformément au code de l’action sociale. » Le reste de l’argent public a été consacré à des dépenses « non conformes et à la constitution d’excédents. » Les états réalisés des dépenses et de recettes (ERRD) remis aux autorités de tutelle par Orpea sont « des documents insincères » attribuant « sans fondement réglementaire » 50,2 millions d’euros de charges « à la section soins sur la période 2017-2020. » Concernant les états prévisionnels des dépenses et de recettes, Orpea ne faisait pas figurer les excédents prévisionnels, la mise en réserve et présentait une masse salariale « différente de celle inscrite dans les budgets internes. »

Les soignants du groupe soumis à des conditions de travail difficiles

Comme l’ensemble du secteur médico-social ; Orpea souffre d’importantes difficultés en termes de recrutement. Pourtant, le groupe n’a pas entrepris selon les inspecteurs, « une stratégie à la mesure des défis d’attractivité et de fidélisation. » Pour pallier ces difficultés, on observe un phénomène de « glissements des tâches » : « Un auxiliaire de vie sans qualification effectue des tâches de soins dévolues aux aides-soignants, aides médico-psychologiques, accompagnants éducatifs et aux auxiliaires de vie sociale. » Le travail des personnels soignants est également marqué par la pénibilité et la précarité. Les établissements du groupe affichent un taux de rotation particulièrement élevé, « deux fois plus élevé que la moyenne du secteur. » La sinistralité au travail est également plus importante que dans le reste du secteur de la dépendance. Cette gestion des ressources humaines « dégradée » affecte de manière logique la prise en charge des résidents, « un pilotage » des établissements décidé par des orientations économiques. La mission a identifié une pratique de « suroccupation » des capacités d’accueil dans 11 % des Ehpad du groupe en 2019.

Les auteurs du rapport considèrent que « la prise en charge des résidents est caractérisée par des fragilités d’organisation des soins, un manque de moyens humaines et une insuffisante participation des usagers. » Le rapport confirme les « fragilités spécifiques » dans le domaine de la nutrition évoquées dans le livre de Victor Castanet. « Les grammages utilisés par les cuisiniers des Ehpad Orpea sont significativement en deçà de ces référents pour les aliments protéiques. » Les inspecteurs s’inquiètent également des risques de dénutrition d’un grand nombre de séniors : « 52 % des résidents sont dans une forme de dénutrition modérée ou sévère. » Interrogé en audition le 30 mars, le PDG du groupe a réagi à ces accusations de rationnement, « nous ne rationnons pas. Aujourd’hui la moitié des résidents qui arrivent en Ehpad sont déjà dénutris », précise Philippe Charrier.

Une opacité sur les contrôles d’inspection

Le rapport critique l’attitude de non-coopération des dirigeants de l’entreprise en ce qui concerne les contrôles d’inspection menés par les ARS. D’après les inspecteurs administratifs, le siège social aurait diffusé une instruction auprès de ses établissements, de ne pas « transmettre certains documents budgétaires. » « Les documents budgétaires internes sont confidentiels et ne doivent pas être diffusés », explique une fiche de procédure destinée au personnel des établissements inspectés. Au total, 64 missions ont été réalisées entre 2018 et 2021 dans les Ehpad du groupe Orpea par les corps d’inspection de santé publique, soit 2,3 % des 2 788 inspections réalisées dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes sur cette période.

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