Liberté de la presse : une profession « gravement entravée » à l’heure de la désinformation et des médias d’opinion, pointe RSF
Reporters sans frontières a publié ce mardi 3 mai 2022 son classement annuel mondial de la liberté de la presse. L’ONG montre que sur les 180 pays évalués, 73 % sont dans des situations « très graves », « difficiles » ou « problématiques » au niveau du travail des journalistes, tandis que la désinformation et les chaînes d’opinion prennent le pas, dans un contexte de recrudescence de la violence sociale, comme l’explique la porte-parole de RSF, Pauline Adès-Mevel.

Liberté de la presse : une profession « gravement entravée » à l’heure de la désinformation et des médias d’opinion, pointe RSF

Reporters sans frontières a publié ce mardi 3 mai 2022 son classement annuel mondial de la liberté de la presse. L’ONG montre que sur les 180 pays évalués, 73 % sont dans des situations « très graves », « difficiles » ou « problématiques » au niveau du travail des journalistes, tandis que la désinformation et les chaînes d’opinion prennent le pas, dans un contexte de recrudescence de la violence sociale, comme l’explique la porte-parole de RSF, Pauline Adès-Mevel.
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Par Klara Durand

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Reporters sans frontières réalise chaque année un classement mondial de la liberté de la presse. Celui-ci a vocation à évaluer la situation de cette liberté dans 180 pays et territoires. Pour l’année 2022, Reporters sans frontières fait le constat alarmant que 73 % des cas évalués sont dans une « situation difficile » voire très « grave » ou « problématique » en ce qui concerne la liberté de la presse, tandis que seulement 6 pays sur les 180 offrent une bonne situation aux journalistes, contre 26 en 2013.

 

Une nouvelle étude qui va de pair avec une évolution des outils permettant cette analyse : « La façon de s’informer change, il était nécessaire de faire évoluer la méthode avec laquelle on établit un score des exactions commises envers les médias. Nous avons donc mis en place 5 indicateurs contextuels, à savoir le contexte politique, le cadre légal, le contexte économique, le contexte socioculturel et les exactions commises dans le pays que nous évaluons », expose la porte-parole de RSF, Pauline Adès-Mevel. De fait, pour les 180 pays classés par RSF, les indicateurs sont évalués sur la base d’un relevé quantitatif des exactions commises à l’encontre des journalistes et des médias. Ce premier relevé de données s’accompagne d’une étude qualitative fondée sur les réponses de centaines d’experts de la liberté de la presse sélectionnés par RSF à 123 questions. Le but étant pour l’ONG de faire une photographie des territoires au cours de l’année civile précédant sa publication mais réputé vrai au moment de sa diffusion. De fait, si besoin, les données sont réactualisées via une procédure exceptionnelle, pour prendre en compte les évènements les plus récents possibles. Une procédure utilisée cette année pour la Russie, l’Ukraine et le Mali : « Normalement le classement s’arrêtait au 30 janvier, mais au vu des évènements, du début de l’invasion russe en Ukraine ou encore de l’interdiction, au Mali, des médias comme France 24 et RFI, il était essentiel de continuer l’évaluation en prenant en compte ces éléments », explique Pauline Adès-Mevel.

Une entrave croissante au métier de journaliste en Asie, au Moyen-Orient et en Europe

Au travers de son étude, Reporters sans frontières soulève deux facteurs majeurs de la limitation du métier de journaliste. Premièrement, une « fermeture des accès » aux terrains comme sources d’information. En effet, l’ONG fait le constat d’une difficulté croissante pour les journalistes d’enquêter et de faire des révélations sur des sujets sensibles notamment depuis la crise sanitaire, en particulier en Asie et au Moyen-Orient, ainsi qu’en Europe : « Par exemple en Algérie, classée 134e, l’un de nos correspondants s’est retrouvé derrière les barreaux pendant le confinement. On a constaté une vraie difficulté à investiguer sur le terrain et on a vu des pays autocratiques comme la Hongrie, classée 85e, faire passer des lois d’exception limitant la liberté des journalistes et les menaçant de peines allant jusqu’à 5 ans de prison », détaille la porte-parole, avant d’ajouter : « On observe la même chose en Asie avec une réouverture du territoire qui ne s’accompagne pas de la liberté de la presse. En Chine, classée 175e sur 180, 14 lanceurs d’alerte ont été emprisonnés pendant le confinement et le sont toujours ».

Une entrave instituée par les pouvoirs en place qui s’accompagne, en plus, d’une défiance inquiétante du public envers les journalistes. En effet, comme l’indique l’analyse faite par l’ONG en se basant sur le baromètre Edelman Trust de 2021, 59 % des personnes interrogées dans 28 pays considèrent que les journalistes tentent délibérément d’induire le public en erreur en diffusant des informations dont ils savent qu’elles sont fausses : « On le voit depuis plusieurs années mais les médias sont vus comme une parole attribuée aux gouvernants, ils sont perçus comme des communicants », note Pauline Adès-Mevel. « C’est une défiance alimentée partout dans le monde comme avec Trump aux Etats-Unis ou Bolsonaro au Brésil. Ils font croître cette haine des journalistes et provoquent cette défiance. Mais on le constate aussi en Europe, les Pays-Bas ont perdu des places dans le classement du fait des manifestations anti-pass particulièrement violentes envers les journalistes », rapporte-t-elle.

En France, un espace médiatique fracturé par les chaînes d’opinions

Et la France ne fait pas exception. Si celle-ci est passée de 34e en 2021 à 26e en 2022, elle demeure bien loin de son score d’il y a 20 ans où elle était 11e. Ainsi, elle n’échappe pas au regain des tensions sociales et politiques qui croît dans le pays du fait des réseaux sociaux mais aussi des nouveaux médias d’opinion :

« Les journaux de presse écrite sont nombreux, il y a un pluralisme, mais on assiste à une polarisation du débat médiatique avec des chaînes comme Cnews qui contribuent à fracturer et renforcer cette polarisation », interpelle la porte-parole de l’ONG.

En octobre déjà, Reporters sans frontières dénonçait les méthodes du milliardaire Vincent Bolloré propriétaire de la chaîne Cnews, dans un court documentaire intitulé « Le système B. L’information selon Bolloré », accompagné d’une liste de recommandations au gouvernement, au Parlement et à l’Autorité de la concurrence et au Conseil supérieur de l’audiovisuel. Pour Reporters sans frontières, le risque que pose ce type de chaînes est loin d’être réglé : « Ces chaînes donnent des éléments clivants qui vont accompagner une information totalement orientée. Ça n’est pas de l’information, encore moins de l’information indépendante et ça ne peut plus s’appeler comme telle », selon Pauline Adès-Mevel. Auditionné au Sénat en janvier par la Commission d’enquête sur la concentration des médias, Vincent Bolloré s’était défendu en garantissant que sa chaîne ne possède « aucune idéologie politique » , considérant que Cnews n’est pas une télé d’opinion mais « une chaîne de débat ».

Par ailleurs, l’ONG constate une disparité de l’application de la liberté de la presse en Europe et même au sein de l’Union Européenne. Si le modèle nordique continue de s’afficher en tête du classement avec la Norvège en première position suivie du Danemark et de la Suède, la porte-parole observe de vraies divergences sur le continent : « On a le retour des assassinats de journalistes en Europe, comme en Grèce, classée 108e, où un journaliste d’investigation a été tué », martèle Pauline Adès-Mevel, en faisant référence au meurtre de Giorgos Karaïvaz, journaliste grec spécialisé dans les affaires criminelles abattu en avril 2021 à Athènes. Elle perçoit aussi une grande disparité avec des démocraties illibérales aux mesures liberticides comme en Slovénie (54e) , en Hongrie (85e) ou en Pologne (66e) : « Par exemple, la Pologne a empêché la documentation sur le traitement des migrants en novembre dernier », note-t-elle, avant de préciser : « Et dans plusieurs pays la situation s’est détériorée avec les violences comme en Allemagne (16e), en Italie (58e) ou aux Pays-Bas (28e) ».

La dégringolade dans le classement de Hong Kong et de la Russie

Enfin, 12 des 180 pays étudiés intègrent la liste rouge des situations « très graves » pour la liberté de la presse. L’un des territoires à s’être écroulé n’est autre que Hong Kong. Celui-ci passe de 80e en 2021 à 148e en 2022. Une chute considérable, s’expliquant, notamment, par une décision des autorités ayant appliqué une nouvelle loi sur la sécurité promulguée en juin 2020 après les manifestations pour les libertés à Hong Kong, qui limite considérablement les organes de presse critiques. « C’est la plus grosse chute de l’année, mais elle est pleinement méritée en raison des attaques constantes contre la liberté de la presse et de la lente disparition de l’État de droit à Hong Kong », a déclaré à l’AFP Cedric Alviani, responsable du bureau Asie de l’Est de RSF, basé à Taïwan.

Pas très loin derrière Hong Kong, la Biélorussie est classée 153e et la Russie passe 155e. « Dans la guerre qui l’oppose à l’Ukraine, on voit bien que les journalistes sont visés et 7 ont été tués. En Russie, on assiste à une éradication du journalisme », conclut la porte-parole de Reporters sans frontières.

 

 

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