Outre-mer : les compagnies régionales redoutent le crash

Outre-mer : les compagnies régionales redoutent le crash

Les dirigeants d’une dizaine de compagnies desservant les collectivités ultramarines ont été entendus au Sénat pour faire remonter leurs difficultés, alors que 95 % de leurs vols ne sont plus opérés en raison de la crise du Covid-19. Ils estiment que c’est leur survie qui se joue.
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Turbulences ou trou d’air : la métaphore est bien connue pour qualifier une mauvaise période passagère traversée par une entreprise de l’aviation civile. Dans le cas de la crise du Covid-19 qui a cloué une large partie des flottes dans le monde, les petits acteurs que sont les compagnies desservant les outre-mer français redoutent ni plus ni moins que le crash. « C’est comme si nous étions tombés d’un immeuble. On est en train de planer, on sait qu’on se dirige vers le sol et qu’on va exploser. Voilà l’état d’esprit dans lequel nous sommes aujourd’hui », résume, affolé, Éric Kourry, président du groupe GAI (Air Antilles et Air Guyane). « Si on passe l’été à voler de façon réduite, ce ne sera pas une catastrophe. Ce sera une quasi-disparition », redoute Marc Rochet, président d’Air Caraïbes.

Comme sept autres de leurs collègues opérant depuis les territoires ultramarins de la République, ces dirigeants ont exposé les difficultés historiques rencontrées par le secteur lors d’une visioconférence avec la délégation aux outre-mer du Sénat, ce 19 mai. D’une compagnie à l’autre, les caractéristiques diffèrent, suivant leur structure, leurs capitaux, ou le type de collectivités desservies. Toutes se retrouvent sur un point : en l’état, leurs modestes flottes ne pourront encaisser le choc à venir. Air Antilles et Air Guyane ont pu maintenir seulement 1 ou 2 % de leur activité. Avec 5 % de vols maintenus, ce n’est guère mieux chez Air Austral (basée dans le sud-ouest de l’Océan Indien), qui a dû interrompre quelques rares dessertes avec l’Asie dès janvier. Une situation préoccupante pour la pérennité de compagnies qui constituent souvent le seul lien avec la métropole ou les pays voisins.

Air Tahiti ne peut pas prétendre au chômage partiel : la rémunération du personnel coupée de 30 %

Face au plongeon de leurs chiffres d’affaires, les dispositifs de soutien d’urgence mis en place par l’État sont loin de constituer des appuis solides. Le chômage partiel s’avère bien souvent insuffisant – dans le meilleur des cas – voire inexistant. Des situations propres à des collectivités particulières. « Le chômage partiel se situe au maximum à 800 euros par salarié, on est loin du compte », alerte Didier Tappero, directeur général d’Air Calin, qui opère en Nouvelle-Calédonie. Il demande une solidarité nationale au même titre que « ce qu’il se passe en métropole ». En Polynésie, c’est encore pire : le chômage partiel n’existe pas, et la masse salariale est donc intégralement à la charge d’Air Tahiti, par exemple. « Le personnel a accepté une baisse de 30 % de sa rémunération, avec des congés sans solde », témoigne Michel Monvoisin, le PDG.

Même dans les départements d’outre-mer, les compagnies restent loin de leurs comptes, avec un chômage partiel plafonné à 4,5 Smic, insuffisant pour les salaires de pilotes ou d’ingénieurs. « Malgré le chômage technique, nous supportons 50 % de notre masse salariale », précise le dirigeant d’Air Antilles et Air Guyane.

Les compagnies ont bien usé du moratoire sur certaines cotisations sociales ou taxes aéroportuaires, mais ce report n’est qu’une bouée de sauvetage temporaire. Dans une revendication unanime, les dirigeants de ces compagnies demandent l’annulation de ces charges.

« Nous ne dégagerons jamais des marges suffisantes » : la face sombre des prêts garantis par l’État

Quant aux prêts garantis par l’État, à part Air France, les compagnies auditionnées au Sénat qui les ont sollicités n’ont encore aucune assurance sur l’issue de leur demande. Et elles ne se considèrent pas comme tirées d’affaire en cas de feu vert. « Cela reste des prêts qu’il faudra rembourser dans un contexte où tout le monde annonce que le retour des passagers va être très progressif », constate Dominique Dufour, secrétaire général d’Air Austral. « Nous ne dégagerons jamais des marges suffisantes. Il faut arrêter de penser qu’on aura les capacités de rembourser en cinq ans », s’agace Éric Kourry d’Air Antilles et Air Guyane.

Dans ces conditions, l’aide de 7 milliards d’euros octroyée par l’État au pavillon Air France crée une jalousie, et surtout une incompréhension. Le Syndicat des compagnies aériennes autonomes (Scara) demande que soit mis en place un « fonds, « équivalent à celui accordé à Air France », qui « puisse bénéficier à tous », dans « un souci d’équité ». Bertrand Magras, le gérant du petit Saint-Barth Commuter, considère que les efforts « ne sont pas à la hauteur ». « Je suis très inquiet, dans le sens où je ne sens pas une réelle volonté de l’exécutif de soutenir le transport aérien. »

Déjà des restructurations annoncées, dans une sortie de crise redoutée

Après des pertes historiques, qui continuent de se creuser, plusieurs compagnies envisagent déjà l’avenir avec de lourdes décisions de restructuration. « On s’oriente entre 15 % et 20 % de réduction des effectifs », souffle Bertrand Magras. Marc Rochet, pour Air Caraïbes, anticipe même des prix du transport du transport aérien en baisse. D’où la nécessité de s’y préparer. Après avoir fait le deuil d’une comptabilité très « saine », forte de « zéro endettement », le PDG de Corsair entrevoit une « politique draconienne de réduction des dépenses ». Pour lui, la crise du Covid-19 « tombe au plus mauvais moment », après un plan de modernisation de sa flotte.

Pour restructurer le secteur, Jean-François Dominiak, président du Scara demande de « véritables » assises du secteur aérien, après « l’échec majeur » des précédentes, selon les mots d’Alain Battisti, président de la Fédération nationale de l’aviation marchande. Par sa voix, la FNAM demande un « référentiel simplifié » pour les compagnies, pour préparer la reprise. « La compétition va être d’une extrême rudesse. Les acteurs des low cost vont envahir le marché français. On va avoir une sortie de crise très dangereuse avec un risque de mortalité très forte », met-il en garde. De quoi réclamer davantage que les 7 milliards promis à la seule compagnie Air France. Le patron d’Air Tahiti observe que l’administration Trump a déjà mobilisé 50 milliards de dollars pour les compagnies américaines. « On aura face à nous de vrais monstres qui vont être gavés de cash. Si United veut faire la pluie et le beau temps, elle pourra ! »

Si en matière de distanciation physique, les opérateurs s’attendent à des protocoles « pragmatiques », l’instauration de quatorzaines à l’arrivée dans les outre-mer pour empêcher toute résurgence de l’épidémie, est un point qui n’en finit plus d’inquiéter les compagnies. « Tout est lié à cette problématique. C’est un véritable frein au voyage », selon le patron d’Air Austral. Quel voyageur décollerait pour passer deux semaines à l’isolement ?

La sénatrice Victoire Jasmin « stupéfaite »

Face à eux, les sénateurs élus des territoires ultramarins partagent ce désarroi. « Je suis vraiment stupéfaite, de la très grande méconnaissance, au niveau gouvernemental, de la diversité de nos territoires et des conséquences systémiques, si des mesures ne sont pas prises de façon urgente », réagit Victoire Jasmin, sénatrice PS de la Guadeloupe. « Si le gouvernement n’entend pas la voix de ces compagnies indispensables à la continuité territoriale, nous allons vers une détresse, et nous ne pourrons jamais remonter la pente », renchérit Antoine Karam, sénateur de la Guyane, apparenté LREM. Dans un autre plaidoyer plein de rage, la sénatrice PS de Martinique Catherine Conconne, dénonce des « réponses en deçà des réalités », redoutant un « désastre » pour les économies de ces territoires.

La « cacophonie » des décideurs a également été mise en cause. La préfecture de Guadeloupe n’a pas donné d’autorisation à la reprise des dessertes d’Air Antilles, entre l’île et la Martinique. Une « situation incompréhensible » pour le patron de la compagnie, qui se demande si la Martinique fait encore partie de l’Union européenne. Pour le sénateur RDSE de Saint-Martin, Guillaume Arnell, il pourrait s’agir là d’un « excès de pouvoir de la part du préfet ».

Autant de questions que les parlementaires devraient relayer auprès du gouvernement. « Nous avons l’habitude de faire entendre notre voix quand il s’agit de défendre les outre-mer. Sommes-nous toujours entendus ? Je préfère laisser la question sans y apporter de réponse », a conclu prudent, le sénateur LR de Saint-Barthélemy, Michel Magras.

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