« Un monstre », « une affaire de gros sous » : les sénateurs dénoncent la création d’une Super Ligue de football

« Un monstre », « une affaire de gros sous » : les sénateurs dénoncent la création d’une Super Ligue de football

Douze des plus grands clubs européens de football ont annoncé la création de leur propre compétition qui viendrait concurrencer la Ligue des champions, compétition reine en Europe. Comme de nombreux fans, les sénateurs dénoncent à l’unisson un projet « mercantile ».
Public Sénat

Par Pierre Maurer

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« Séisme », « putsch », « guerre des riches », « crachat au visage »… Ce lundi, la planète football vit des secousses inédites après l’annonce de douze des plus grands clubs européens de créer une « Super league ». En clair, supplanter la traditionnelle Ligue des champions, reine des compétitions européennes organisée par l’UEFA, en créant un championnat de 20 clubs, dont 15 « fondateurs », présents à chaque édition, et « 5 invités », qui changeront selon les saisons. Parmi les premiers, six Anglais (Manchester City, Liverpool, Manchester United, Chelsea, Tottenham et Arsenal), trois Espagnols (FC Barcelone, Real Madrid, Atletico de Madrid) et trois Italiens (Juventus Turin, AC Milan, Inter Milan). Pour l’heure, si le PSG n’a pas donné suite, une source proche du dossier a indiqué que « deux clubs français » seraient amenés à rejoindre le projet, dont la compétition pourrait débuter au mois d’août.

Objectif : former une ligue ultra-lucrative. Une société qui commercialisera les droits télévisés et le marketing a déjà été créée : The European Super League, présidé par Florentino Pérez (Real Madrid), secondé par deux vice-présidents, Andrea Agnelli (Juventus) et Malcolm Glazer (Manchester United). La banque JP Morgan a déjà annoncé qu’elle financerait le projet. Les clubs fondateurs recevront dès le départ « un versement en une fois de l’ordre de 3,5 milliards d’euros destinés uniquement à des investissements en infrastructures et compenser l’impact de la crise du covid-19 ». Une Super League féminine devrait également être lancée.

Comme quelques footballeurs et de nombreux supporters et politiques, les sénateurs s’indignent d’une « étape supplémentaire » dans l’avènement du « foot business ».

« On fait naître un monstre »

« C’est un message négatif en direction du monde du football aussi bien sur le plan sportif que sur l’aspect éthique. Les clubs les plus riches veulent créer cette ligue au détriment du fonctionnement de l’UEFA, qui a certainement besoin d’évoluer, mais qui a un lien entre le monde professionnel et amateur », regrette Michel Savin, sénateur LR et président du groupe d’études des pratiques sportives et grands événements sportifs au Sénat. Grand amateur de football, son collègue socialiste, David Assouline, a le cœur soulevé par la nouvelle. « C’est le résultat monstrueux d’une dérive déjà initiée par la FIFA et l’UEFA. L’argent a pris une place gigantesque dans un sport populaire. Qui était le sport accessible pour n’importe qui. Aller au stade le dimanche, c’était donné quand j’étais plus jeune. Tout est mercantilisé », fustige-t-il.

Président de la commission de la Culture, le sénateur centriste Laurent Lafon revient sur la genèse de ce serpent de mer. « C’était dans l’air depuis un moment, le bras de fer entre l’UEFA et les grands clubs est à son maximum. Ce serait une très mauvaise chose pour le football, pour les valeurs sportives qui ne tournent pas autour de ces 12 clubs uniquement. Le foot amateur est complètement laissé pour compte », souligne-t-il aussi. En bref, c’est pour lui « l’aboutissement du foot business, dans un modèle qui atteint ses limites s’il n’est pas régulé ». Sénateur communiste des Bouches-du-Rhône, membre du groupe d’études du Sénat, et supporter de l’Olympique de Marseille, Jérémy Bacchi confie avoir accueilli l’annonce de manière « extrêmement fraîche ». « On est dans une vision du foot business qui est poussée à son paroxysme. En réalité ce n’est qu’une affaire de gros sous. Je suis un amoureux du foot, y compris avec ses travers, mais cette idée serait de nature à tuer le football populaire… », lâche-t-il dépité.

« On a vu les limites du système avec la pandémie. Ceux qui n’ont pas les moyens de se payer le spectacle à la télévision, qui pouvaient au moins s’offrir une place en tribune, étaient privés de football. La multiplication d’abonnements payants, c’est une apothéose, une course folle. Et désormais, on fait naître un monstre, le summum du cynisme de cette logique », reprend, toujours excédé, David Assouline, comme des milliers de supporters.

« C’est un braquage. Ils font disparaître toute forme d’incertitude sportive, ce qui fait la base de l’attachement à ce sport », a déclaré Ronan Evain, coordinateur du réseau Football Supporters Europe. Une bonne partie d’entre eux sont immédiatement allés afficher leurs refus sur les grilles du mythique stade d’Anfield, à Liverpool. « You’ll never walk alone » (tu ne marcheras jamais seul), assure la devise du club. Mais pas sûr que la majorité des supporters suivent leurs clubs préférés dans la course aux billets. « Les passions s’estomperont quand l’esprit du sport sera amoindri », prévient Jérémy Bacchi. David Assouline appuie : « Le seul impératif est de faire entrer le plus d’argent possible. Aujourd’hui, on peut rapter le sport qui semblait être le sport de tous ». L’Elysée a fustigé un projet « menaçant le principe de solidarité et le mérite sportif », peu ou prou comme le Premier ministre britannique Boris Johnson.

« Il fallait protéger un certain nombre de compétitions »

« Ils sont les meilleurs ». Amputée d’une vingtaine de clubs de premier plan, la Ligue des champions et son hymne, coup de clairon de chaque début de match, perdraient inévitablement de sa valeur. L’heure est à la guerre, économique et médiatique. Le patron de l’UEFA, Aleksander Ceferin, a dénoncé « une proposition honteuse » de quelques clubs « guidés par l’avidité », « un crachat au visage de tous les amoureux du football ». Il a également contre-attaqué en promettant d’exclure les clubs et les joueurs concernés de toute compétition nationale et internationale, et a officialisé l’adoption d’une réforme de la Ligue des champions, qui passera de 32 à 36 équipes à l’horizon 2024. La FIFA a simplement indiqué ne pouvoir « que désapprouver une Ligue européenne fermée et dissidente ».

Laurent Lafon analyse : « L’UEFA et la FIFA ont contribué à créer un monstre. Et il semble y avoir un conflit entre les deux instances. Il y a une spirale autour des droits télévisés qui devient totalement excessive. On l’a vu avec l’échec de Mediapro en France (diffuseur initial du championnat de France qui n’a pu régler les montants promis, ndlr) ». Déjà ébranlé par la pandémie de covid-19, le sport roi en Europe voit remis en cause l’ensemble de l’actuel système de redistribution des ressources télévisuelles entre la C1 et les championnats nationaux. La bande des douze pointe en effet du doigt la baisse des revenus générés par la Ligue des champions (C1).

« J’ai fait un rapport en 2016 sur le sport et les droits télévisés qui pointait cette dérive. Il fallait protéger un certain nombre de compétitions », rappelle David Assouline. Il décrypte : « Ce qu’ils ne nous disent pas, c’est que pour que cette Super League soit viable, les droits TV vont exploser et ils sont déjà exorbitants. Dans ce système, avec la crise de Mediapro, on voit comment une logique enclenchée accouche de monstres. Cela interroge sur l’ensemble du système : les salaires et dépenses des footballeurs sont immoraux. Mais la FIFA et l’UEFA ont poussé à ça en captant une grande partie de ce qui était généré. Tout cela grâce à l’engouement populaire. »

« Quel football nous voulons demain ? », interroge Jérémy Bacchi. « Le FC Barcelone, c’est un milliard d’euros de dette et ces clubs veulent une Super league pour avoir encore plus de droits ? L’idée c’est d’avoir une dizaine de clubs d’excellence et de faire de tous les autres des clubs de cinquième zone », tance-t-il. « C’est un problème sur le plan sportif : on choisit les clubs en fonction de leur capacité à générer un profit financier. Des bénéfices et des royalties. » Michel Savin s’inquiète : « Certains clubs n’ont pas donné de suite favorable, mais risquent de se trouver dans des situations compliquées : le PSG, le Bayern. Est-ce que les grands joueurs resteront ? » D’autant qu’à eux douze, les sécessionnistes ont gagné 40 Ligues des Champions.

« Une lutte à mort »

Une négociation est-elle encore possible ? C’est ce que veut croire Michel Savin. « Avant de mettre des freins, j’espère que les gens se mettront autour d’une table. Je ne suis pas sûr que cette Super League soit très attractive. Il y a besoin qu’il y ait des discussions. Mais chacun semble rester sur ses positions… » En tant que parlementaire, il n’a aucun moyen d’agir. « C’est à la grande famille du foot d’essayer de régler le problème ». Peu de sénateurs font confiance à cette « grande famille », régulièrement entachée de scandales de corruption.

« Les pays concernés par ces douze clubs ont des éléments de rétorsion et ça se joue au niveau européen. Mais j’ai peur que ce ne soit pas un coup de bluff, c’est une lutte à mort », assène Laurent Lafon. David Assouline n’a pas trop d’espoirs sur une issue positive aux petits clubs. « Il va y avoir une négociation et la FIFA et l’UEFA vont donner un peu plus aux gros clubs. C’est une façon guerrière de négocier. Comme si ces clubs sont une sorte d’aiguillon qui frappe un grand coup pour obtenir un intermédiaire. Les autorités publiques doivent considérer que le football est un bien public et qu’il faut cesser la dérive », plaide-t-il. Convaincu par la réaction de l’UEFA, Jérémy Bacchi exprime cependant quelques réserves sur l’exclusion potentielle de joueurs : « Le joueur est subordonné à un contrat de travail. Je suis pour que la responsabilité soit imputée aux clubs. Et qu’on ait des réactions assez rapides des pouvoirs politiques des pays concernés, comme l’Italie ou l’Espagne ».

Mais défaitiste et impuissant, l’un d’entre eux soupire : « Très honnêtement, je ne sais pas comment ça peut finir, c’est perverti par l’argent. Ils sont en train de s’asseoir sur la poule aux œufs d’or… »

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