Narcotrafic : quelles sont les recommandations de la commission d’enquête du Sénat pour éviter que la France ne devienne un « narco-Etat » ?

DEA à la française, parquet national antistupéfiants, plan anticorruption… En trois tomes et 35 recommandations, le rapport de la commission d’enquête du Sénat pointe les failles des politiques publiques dans la lutte contre le narcotrafic et propose « un traitement de choc » pour mettre fin à l’impunité dont jouissent les criminels du haut spectre, au risque sinon de voir la France se transformer en narco-Etat.
Simon Barbarit

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Avec 27,7 tonnes de cocaïne saisies en France en 2022, soit cinq fois plus qu’il y a 10 ans, des homicides en hausse et des territoires auparavant épargnés désormais confrontés à « une véritable submersion », c’est une guerre asymétrique qui oppose les services de l’Etat aux narcotrafiquants.

« Un phénomène qui est désormais national »

Mardi matin, la commission d’enquête du Sénat sur le narcotrafic remettait un rapport alarmant sur l’ampleur de ce phénomène, fruit de 6 mois de travaux dont plus de 150 auditions. « Que ce soit les services des douanes, police, renseignements ou autres, nous n’avons pas vu un seul service qui ne nous dise que les moyens qui sont mis à leurs dispositions sont insuffisants. Insuffisance des moyens humains, techniques […] et puis aussi un certain nombre de manques de moyens juridiques. Nous avons des faiblesses dans notre code de procédure pénale », a exposé le rapporteur LR, Etienne Blanc.

 

En octobre dernier, Les Républicains du Sénat avaient décidé d’utiliser leur droit de tirage pour s’intéresser aux causes et les conséquences du trafic de drogue en France « et les mesures à prendre pour y remédier ».

« Cette commission d’enquête est née des « narchomicides » de Marseille […] Mais c’est un phénomène qui est désormais national qui concerne tout le territoire, les grandes villes, la France des sous-préfectures, les Outre-mer », a rappelé le président socialiste de la commission d’enquête, Jérôme Durain.

Le sénateur de Saône-et-Loire avait promis que la commission présenterait « une approche globale » pour « sortir notre pays du piège du narcotrafic ». En présentant un rapport de trois tomes et 35 recommandations, c’est « un traitement de choc » que préconise la commission.

Le mois dernier, le garde des Sceaux avait anticipé les recommandations de la chambre haute en présentant des pistes pour lutter contre le « haut du spectre » du narcotrafic, avec un nouveau statut de repenti, un nouveau parquet national anticriminalité organisée (PNACO), un nouveau crime « d’association de malfaiteurs en bande organisée », ou encore la création de deux postes de magistrat de liaison à Dubaï (Emirats arabes unis) et dans les Caraïbes à Sainte-Lucie.

D’autres ministères concernés par le narcotrafic avaient également communiqué sur des mesures à venir, comme le gel administratif des avoirs des narcotrafiquants promis par Bercy ou encore les très médiatiques opérations « Place nette XXL », mises en avant par Gérald Darmanin. Des opérations jugées utiles par les sénateurs mais qui ont nécessité des moyens démesurés par rapport aux saisies « modestes » réalisées.

Le plan stups du gouvernement jugé « indigent »

Un éparpillement et un manque de coordination au niveau interministériel que dénonce la commission d’enquête. Pire, le « plan stups 2023 » qui devait succéder à celui de 2019, c’est révélé « famélique ». « C’est une suite de déclarations d’intentions qui ne sont pas suffisamment rentrées dans les détails », observe Etienne Blanc. Le rapport du Sénat va même jusqu’à parler d’un plan « extraordinairement indigent. Cela serait risible si cela n’était pas profondément inquiétant », peut-on lire. « Il nous semble qu’il n’est pas finalisé complément, c’est peut-être pour ça qu’il a ce caractère lacunaire », a précisé Jérôme Durain.

Parmi les mesures fortes que souhaitent voir mises en œuvre les sénateurs, que ce soit par un texte du gouvernement ou à défaut par une proposition de loi, on relève tout d’abord un renforcement de la réponse pénale afin de toucher le haut du spectre.

DEA à la française et nouveau parquet

Au niveau des moyens d’enquête, les élus préconisent de « structurer enfin l’action des services en charge de la lutte contre le narcotrafic », en faisant de « l’Office antistupéfiants (Ofast) une véritable « DEA à la française » (l’agence américaine de lutte contre la drogue, ndlr). « Ça implique trois choses : une véritable autorité sur tous les services d’enquête, un pouvoir d’évocation qui lui permette de se saisir des affaires les plus lourdes ou les plus complexes et des moyens à la hauteur de cette ambition », a exposé Jérôme Durain.

L’Ofast serait placée en surplomb des services qu’elle coordonne, et d’un futur parquet national antistupéfiants (Pnast) que la commission d’enquête estime indispensable. Il serait l’équivalent judiciaire de l’Ofast rénové. Le nouveau parquet aurait pour compétence la lutte contre le narcotrafic du « haut du spectre ». Pour ce faire, il disposerait d’un monopole sur la gestion des « repentis » et des futurs informateurs « civils » que la commission souhaite aussi voir créés.

Les sénateurs ont pris conscience qu’un « informateur n’est pas celui qui est innocent de toute infraction ». Pour qu’un informateur devienne un infiltré civil (à distinguer des policiers ou gendarmes infiltrés) « il implique qu’il bénéficie d’une complète immunité pénale sous réserve de respecter des conditions strictes qu’il incombera au futur Pnast de fixer », détaille le rapport.

A l’heure où le trafic « s’ubérise », les sénateurs rappellent l’existence d’une infraction pénale dont ils souhaitent tirer pleinement profit pour sanctionner les narcotrafiquants qui exploitent les « jobbeurs » et les « charbonneurs ». La commission propose ainsi que toute « offre d’emploi » liée au trafic et publiée sur un réseau social accessible aux mineurs soit considérée comme une provocation d’un mineur au trafic de stupéfiants et donc passible de sept ans de prison.

« La prison c’est une sorte d’accident du travail et ne fait plus peur »

Autre axe essentiel pour les élus : taper les trafiquants au portefeuille. « La prison c’est une sorte d’accident du travail et ne fait plus peur » a souligné Etienne Blanc. C’est pourquoi, la commission recommande de frapper « à la racine » en renforçant la lutte contre les flux financiers issus du trafic de stupéfiants et la confiscation des avoirs criminels. Alors que le trafic représente chaque année 3,5 milliards d’euros, en fourchette basse, en 2023, les saisies opérées par la police et la gendarmerie représentent peine 117 millions d’euros.

La commission propose d’instaurer une procédure d’injonction pour richesse inexpliquée en cas de décorrélation entre les revenus perçus par un individu et son train de vie. L’administration pourrait ainsi demander une ordonnance judiciaire afin que la personne justifie de la façon dont elle a acquis ses biens et ses avoirs. La non-justification de ressources est pour la commission, « une qualification pénale trop peu utilisée, alors qu’elle permet de viser l’entourage du narcotrafiquant ». Elle demande également de recourir plus fréquemment à la présomption de blanchiment, « qui peut constituer un outil puissant dans la lutte contre le narcotrafic ».

« Il n’y a pas de corruption de basse intensité »

Enfin, le rapporteur et le président ont évoqué le sujet de la corruption, un point largement mis en avant lors des auditions. « Sans la corruption, qu’elle soit publique ou privée, les trafics ne prospèrent pas. Cela peut toucher des personnels des ports ou aéroports, des policiers, des gendarmes, des douaniers… Aucune profession n’est épargnée, dès lors que vous avez des trafiquants qui offrent des sommes très conséquentes. », avait alerté Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupéfiants, devant les sénateurs.

« Il n’y a pas de corruption de basse intensité », a souligné Jérôme Durain qui plaide en faveur d’un véritable plan anti-corruption. Ce plan serait notamment constitué « d’une modification de l’organisation du travail visant à rendre matériellement impossible la corruption des agents publics (travail en binôme, turn-over régulier, postes de travail tournants…) », d’une meilleure détection des usages anormaux des fichiers et le renforcement des dispositifs de signalement interne comme de la protection des lanceurs d’alerte.

« On n’est pas dans un narco-Etat, mais on s’approche d’un affaiblissement de la puissance publique et ça, c’est le signe d’un narco-Etat », a mis en garde Etienne Blanc.

Du côté de la place Vendôme, l’entourage d’Éric Dupond-Moretti avait précisé à publisenat.fr que le ministre recevrait les auteurs du rapport. Les travaux de la commission avaient donné lieu à une passe d’armes entre Etienne Blanc et le garde des Sceaux. Ce dernier n’avait pas apprécié des propos trop défaitistes à son goût des magistrats du siège auditionnés affirmant avoir le sentiment de « perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille ». Il leur avait fait savoir en les convoquant. Le sénateur Etienne Blanc, rapporteur de la commission d’enquête, avait alors accusé le ministre de « subordination de témoins » aux questions d’actualité au gouvernement. « J’ai tenu des propos qu’un garde des Sceaux responsable peut tenir », s’était défendu le ministre.

« C’est une affaire assez regrettable. Et on peut estimer que ce qu’on vous présente aujourd’hui aurait eu une autre allure si ce remontage de bretelles un peu sévère était intervenu plus tôt. Ça aurait sans doute inhibé la parole des magistrats », a estimé Jérôme Durain.

 

 

 

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