« L’optique sera la même que pour la réforme des retraites », avait averti Patrick Kanner, le chef de file des sénateurs socialistes, avant l’ouverture des débats sur la réforme de l’audiovisuel public. Si les élus de gauche au Sénat se refusent à parler ouvertement d’obstruction parlementaire – ce n’est pas le genre de la maison -, difficile de qualifier autrement l’ensemble des manœuvres dilatoires déployées par les oppositions ce jeudi après-midi pour retarder le plus possible l’examen de cette proposition de loi. Un texte au parcours chaotique, qui est revenu à la Chambre haute pour une seconde lecture, quelques jours seulement après avoir été rejeté par l’Assemblée nationale.
Motions de rejet, explications de vote, demandes de scrutins publics, rappels au règlement, suspensions de séance… Il a fallu attendre près de cinq heures après l’ouverture des débats en séance publique avant que le premier amendement, sur les 330 déposés, puisse être examiné. Lorsque la séance a été suspendue, après minuit, les élus n’en avaient examiné que 27. Finalement, une seule mesure marquante aura été votée dans la soirée: France Médias Monde, la branche extérieure de l’audiovisuel (France 24, RFI ), a été exclue de la future holding,
De quoi laisser redouter que le texte ne s’enlise complètement alors que la session parlementaire est supposée s’achever vendredi soir, avant la pause estivale.
La majorité sénatoriale de droite et du centre se dit déterminée à aller jusqu’au bout, quitte à siéger plus longtemps. « Peut-être samedi, dimanche et les jours suivants », a lancé le sénateur centriste Laurent Lafon, auteur de cette réforme devenue l’un des totems de la ministre de la Culture, Rachida Dati.
Haro sur la ministre
Accusée d’avoir manœuvré pour obtenir l’inscription au forceps de ce texte dans un agenda parlementaire très chargé, la locataire de la rue de Valois s’est attiré l’ire de la gauche. Au point d’être personnellement prise pour cible dans de nombreuses prises de parole, une pratique assez inhabituelle dans un Sénat plutôt habitué aux débats feutrés et policés. « Vous êtes arrivée à imposer votre calendrier Madame La ministre », a cinglé la socialiste Colombe Brossel. « Sur la forme, la réalité est là. Par caprice vous avez décidé de tout faire voler en éclat pour votre bon plaisir et nous voilà face à des délais qui vont au-delà du raisonnable », a-t-elle déploré. D’aucuns accusent Rachida Dati de vouloir à tout prix faire adopter ce texte avant de se lancer cet automne dans la course des municipales à Paris.
À plusieurs reprises, les affaires judiciaires qui entourent la ministre ont été évoquées. « Les scandales, les soupçons de corruption et de conflit d’intérêts ont émaillé tous les gouvernements jusqu’à la ministre en face de moi. Même la gestion de notre assemblée est loin d’être irréprochable. Avec autant d’affaires, évidemment, le journalisme d’investigation vous dérange », a tancé Guillaume Gontard, le président du groupe écologiste. « Vous multipliez les procédures bâillons à l’encontre des journalistes et des médias qui font leur travail. Vous êtes, et vous le savez, visée par une litanie d’enquêtes et nous devrions croire à votre sincérité morale quand vous affirmez vouloir renforcer l’indépendance de l’information ? Soyons sérieux », a raillé Cécile Cukierman, cheffe de file des élus communistes.
« Certains se trompent de combat : vous vous attaquez à ma personne souvent de manière très indigne », a rétorqué la ministre. « Arrêtons les caricatures, cette réforme n’est rien d’autre qu’une réforme de la gouvernance. Il y a un constat unanime : celui de renforcer les coopérations », a défendu Rachida Dati. « L’audiovisuel a besoin d’un chef d’orchestre, d’un PDG unique avec une capacité à arbitrer, à sortir des fonctionnements en silo et à avoir des stratégies réellement coordonnées », a-t-elle expliqué. « Ce que nous proposons, ce n’est pas une fusion administrative, c’est une réforme de raison », a également plaidé le rapporteur LR Cédric Vial.
Les échanges ont été rythmés par quelques accrochages entre la ministre et les élus parisiens, notamment la sénatrice socialiste Marie-Pierre de la Gontrie.
La gauche retarde les débats
Mais les débats se sont embourbés plusieurs heures durant, en milieu d’après-midi, lorsque les socialistes ont fait la demande d’une vérification du quorum. Une pratique rare, qui n’est jamais dégainée sans arrière-pensée politique, et qui consiste à vérifier la présence dans l’hémicycle d’un nombre suffisant de parlementaires pour voter.
Après une heure de suspension de séance, une nouvelle demande de vérification du quorum a été faite par la gauche, les rangs de la majorité sénatoriale restant clairsemés. Cette seconde requête a été retoquée par Loïc Hervé, le président de séance, s’appuyant sur une décision du Bureau du Sénat remontant à 2006, selon laquelle on ne peut pas procéder à plus d’une demande de quorum par séance. S’en sont suivis de nombreux échanges, parfois tendus, sur le règlement du Sénat. De quoi retarder encore un peu plus l’examen des différents articles du texte.
« J’entends dire que vous êtes pressés d’avoir ce débat sur l’audiovisuel public, mais je constate que tout est fait pour essayer de contourner ce débat et de l’éviter », s’est désolé le rapporteur Cédric Vial. « Faire de l’obstruction c’est bien, mais être réaliste c’est mieux », s’est agacé le sénateur LR Roger Karoutchi.
En milieu de soirée, la majorité sénatoriale et la ministre ont fini par se murer dans un quasi-silence pour éviter de rallonger les discussions. Ce qui a fini par agacer les oppositions : « Et vous Madame la ministre, quand est-ce que vous allez parler, quand est-ce que vous allez prendre le risque de présenter vos arguments ? », a tancé l’écologiste Raymonde Poncet-Monge à l’attention d’une Rachida Dati mutique sur le banc du gouvernement, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone. La gauche a fait savoir qu’elle saisirait le Conseil constitutionnel, notamment sur la « sincérité des débats », un éventuel motif de censure.