La mesure ne fait partie du deal entre François Bayrou et le PS. C’est plutôt l’une des propositions issues de la commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies, qui a rendu son rapport en juin 2024.
En ce second jour de reprise de l’examen du projet de loi de finances (PLF) 2025, qui repart, pour gagner du temps, de la mouture du PLF version Barnier, qui était en cours d’examen au Sénat, les sénateurs de tous les bancs, de gauche, de droite et du centre, ont adopté un amendement du sénateur écologiste Yannick Jadot qui vise le géant pétrolier, malgré les avis défavorables de la commission et du gouvernement.
L’amendement permet à l’Etat d’acheter une action du groupe TotalEnergies, qui serait transformée en « action spécifique ». Il s’agit d’un type d’action qui donne un droit de véto à un Etat sur les décisions opérationnelles d’entreprises de certains secteurs stratégiques, comme la défense ou l’énergie. Mais ce vote du Sénat reste ici symbolique et restera sans effet.
« Cet amendement fait suite au travail de la commission d’enquête, présidée par Roger Karoutchi (sénateur LR, ndlr), sur TotalEnergies », a expliqué en séance Yannick Jadot, qui en était le rapporteur. C’est même « la première des recommandations ». Que dit-elle ? « Compte tenu de l’évolution des menaces qui pèsent sur la souveraineté énergétique de la France et de l’Europe, de l’évolution de la structure de l’actionnariat de TotalEnergies et de la nécessité d’accompagner une major européenne dans ses efforts de transition énergétique, nous recommandons de prévoir la détention par l’État d’une action spécifique au capital de TotalEnergies ».
« Souveraineté énergétique » et « patriotisme économique »
L’ancien candidat à la présidentielle a expliqué pourquoi les sénateurs de la commission d’enquête avaient proposé, à l’unanimité, cette mesure : « L’actionnariat de TotalEnergies a profondément évolué. Il est aujourd’hui majoritairement nord-américain. Pendant longtemps, c’était d’abord une grande entreprise française publique. Puis elle a été privatisée. C’était quand même d’abord un actionnariat français, puis européen. Maintenant, c’est essentiellement un actionnariat nord-américain », met en perspective le sénateur écologiste de Paris. Autrement dit, les sénateurs craignent les conséquences de l’évolution de l’actionnariat.
D’autant que « pendant la commission d’enquête, le président de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a évoqué l’idée de basculer à New York la cotation primaire de TotalEnergies. Nous savons qu’il est un patriote. En revanche, avec un actionnariat essentiellement nord-américain. Qui sera le président de TotalEnergies demain ? Quelles seraient les décisions du conseil d’administration, y compris par rapport à la location du siège social de TotalEnergies ? » demande Yannick Jadot.
Pour le sénateur écologiste, il en va d’une question de « souveraineté énergétique » et de « patriotisme économique ». Et de conclure, avec une pointe d’humour :
La mesure « enverrait un signal délétère aux investisseurs internationaux », selon le ministre Marc Ferracci
S’il assure « comprendre et partager l’objectif » de l’amendement, le président de la commission des finances, le socialiste Claude Raynal, a émis au nom de la commission un avis défavorable. Car il est « juridiquement, aujourd’hui, impossible » à mettre en œuvre.
« Le cadre juridique actuel ne permet pas de transformer en action spécifique une action du groupe TotalEnergies, qui serait acquise par l’Etat », car le l’entreprise « est en dehors du périmètre des sociétés dans lesquelles une action spécifique peut être instituée ». C’est une « ordonnance relative aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique » qui définit la liste des entreprises qui peuvent faire l’objet d’action spécifique. Or « TotalEnergies ne figure pas dans cette annexe », explique Claude Raynal. « Ce qui ne veut pas dire que l’idée ne doit pas continuer à être portée pour modifier l’annexe en question », ajoute le président de la commission des finances.
Pour le gouvernement, le ministre chargé de l’Industrie et de l’Energie, Marc Ferracci, s’est aussi opposé à l’amendement, mais pour d’autres raisons. Il s’y oppose sur le fond. Le ministre soutient que « le rôle de l’Etat, dans le dispositif de TotalEnergies, est celui d’un régulateur, qui ne nécessite pas que l’Etat soit actionnaire, pour être efficace ». De plus, il estime plus globalement que la mesure « n’est pas proportionnée », « alors qu’il existe d’autres moyens d’atteindre nos objectifs de souveraineté énergétique ». Enfin, « elle enverrait un signal délétère aux investisseurs internationaux, […] qui créent de l’emploi industriel dans notre pays », avance Marc Ferracci.
« Après Pouyanné, n’importe quel conseil d’administration à majorité américaine voudra une cotation à New York et un transfert du siège social », affirme le sénateur LR Roger Karoutchi
Face à ce double avis défavorable, Roger Karoutchi monte au créneau et prend la parole. « La totalité des groupes a voté à l’unanimité les conclusions et les propositions de ce rapport. Oui c’est vrai, et nous le savions, le périmètre actuel ne permet pas de prendre une action spécifique à TotalEnergies. Mais la demande est faite au gouvernement. A un moment donné, il faudra peut-être revoir ce périmètre », espère le sénateur LR des Hauts-de-Seine, département où se trouve le siège de TotalEnergies.
Soulignant les évolutions depuis « 10 ou 20 ans », et « depuis le conflit en Ukraine », de la question de l’approvisionnement énergétique, l’ancien président de la commission d’enquête met en garde : « Moi, je ne suis pas inquiet, je suis tétanisé. Non pas par le Président Pouyanné, qui est un type remarquable et un Président d’exception. Je le dis tranquillement. Sauf qu’aujourd’hui, le capital de TotalEnergies est détenu à une large majorité par des Américains », insiste à son tour l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy. S’il est « confiant » dans le fait que TotalEnergies restera en France avec le PDG actuel, « autant, dans quelques années, après Monsieur Pouyanné, n’importe quel conseil d’administration à majorité américaine voudra, comme cela avait été envisagé, une cotation à New York et un transfert du siège social. Prendre une action spécifique à 60 euros, pour avoir un droit de regard là-dessus, ne me paraît pas scandaleux », avance Roger Karoutchi.
L’amendement a été adopté à l’unanimité, selon l’entourage de Yannick Jadot. Reste à voir s’il résistera au passage en commission mixte paritaire. En tout état de cause, il reste pour l’heure, sans changement par le gouvernement de la liste des entreprises concernées par les actions spécifiques, inapplicable. Dans l’immédiat, le vote du Sénat relance le débat.