Questions au gouvernement
Credit : Stephane Lemouton/SIPA

« Ce n’est pas pour ça qu’on s’engage en politique » : les élus moroses après six mois de pratique parlementaire inédite

Depuis l’arrivée à Matignon de François Bayrou, les parlementaires voient l’exercice de leurs fonctions profondément modifié. Très peu de projets de loi, issus du gouvernement, et pléthore de propositions de lois, rédigées par un député ou un sénateur, dont l’impact n’est pas évalué a priori. Une situation inédite dans l’histoire de la Ve République, qui démotive et démobilise les élus, et interroge sur le rôle du Parlement dans la période.
Mathilde Nutarelli

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En ce mois de juillet, la pause d’été se fait attendre. Et les parlementaires ne sont pas épargnés. La fin de cette session parlementaire unique en son genre pèse sur les députés et les sénateurs. Et pour cause, sans majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement a dû revoir sa manière de travailler. Depuis l’arrivée à Matignon de François Bayrou, en décembre 2024, la fabrique de la loi a profondément changé. Une situation qui démoralise et démobilise les parlementaires.

« Il y a une Assemblée nationale sans majorité, c’est normal de légiférer davantage avec les textes des parlementaires »

Depuis plusieurs mois, le calendrier parlementaire se compose d’un enchaînement de propositions de loi. Exit les projets de loi fleuves aux articles foisonnants, le gouvernement ne s’appuie presque plus que sur des textes émanant de députés ou de sénateurs, pour faire passer ses réformes. Les derniers exemples en date font beaucoup parler d’eux : la proposition de loi « visant à lever les contraintes du métier d’agriculteur », rédigée par les sénateurs Laurent Duplomb et Franck Menonville, ou encore la proposition de loi visant à réformer l’audiovisuel public, résultat du travail du sénateur Laurent Lafon, reprise par la ministre de la Culture Rachida Dati. Cette situation est inédite dans l’histoire de la Ve République, explique la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina. « Les propositions de loi sont désormais le point quasi exclusif du travail de l’Assemblée, ce qui n’a jamais été le cas. Et nos textes ne sont pas faits sur ce modèle. Les lois votées paraissent assez secondaires et traduisent moins des réformes majeures comme on en a l’habitude sous la Ve République, étant donné que les réformes viennent toujours des gouvernements et donc des projets de lois », précise-t-elle. Du côté du gouvernement, on assume cette stratégie. « Il y a une Assemblée nationale sans majorité, c’est normal de légiférer davantage avec les textes des parlementaires », explique une source gouvernementale.

Les propositions de loi, des textes sans étude d’impact, ni avis du Conseil d’Etat

L’avantage des propositions de loi, c’est qu’elles sont portées par des parlementaires, et donc plus faciles à faire adopter par eux. La situation de l’Assemblée nationale, morcelée, rend dangereux l’examen d’un projet de loi, Michel Barnier en a fait l’amère expérience. La menace de la censure plane en permanence sur le gouvernement de François Bayrou.

Mais l’inconvénient des propositions de loi, c’est qu’elles sont moins cadrées que les projets de loi. Pour ces derniers, une étude d’impact visant à évaluer les effets de la loi est menée, et le Conseil d’Etat émet un avis. Les projets de loi impliquent aussi une concertation plus large des parties prenantes. C’est ce qu’a regretté Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, interrogée à ce sujet sur France Inter lundi dernier. Elle a exhorté le gouvernement à faire confiance à l’Assemblée nationale, en lui donnant davantage de visibilité sur son agenda. Le risque, en ne légiférant que par « PPL », c’est de faire une loi de moins bonne qualité, qui finit par être retoquée par le Conseil constitutionnel.

« Les propositions de loi sont fragiles sur le plan constitutionnel »

C’est par exemple ce qui est arrivé à la proposition de loi de Gabriel Attal sur la justice des mineurs. Adoptée en mai 2025, elle a été partiellement censurée sur le fond sur quatre articles par le Conseil constitutionnel en juin. « Cela peut conduire à ce que le Conseil constitutionnel soit considéré comme l’arbitre qui endosse la responsabilité du ‘sale boulot’ », alerte Anne-Charlène Bezzina, « et soit ainsi le seul à se battre contre des pratiques parlementaires retorses. Mais étant donné que ce n’est pas son rôle ou sa compétence, ce dernier décevra forcément et cela risque encore de nourrir une certaine défiance ». Côté gouvernement, on l’assure, « les propositions de loi reprises par le gouvernement sont juridiquement solides ».

Coup de projecteur sur les commissions mixtes paritaires

Un autre des symptômes de cette nouvelle manière de fabriquer la loi, c’est la place toute particulière qu’ont prise les commissions mixtes paritaires. Cette réunion de sept députés et sept sénateurs, pour se mettre d’accord sur les mesures d’un texte de loi, est l’espace où de nombreux compromis se sont trouvés. C’est le cas sur la loi Duplomb, ou encore sur la proposition de loi permettant de relancer le chantier de l’A69, alors que l’examen du texte n’avait pas eu lieu à l’Assemblée nationale après l’adoption d’une motion de rejet. « L’obstruction devient plus facile avec des propositions de loi, ce qui pousse le gouvernement à chercher l’accord à huis clos en CMP », confirme Anne-Charlène Bezzina. Auparavant, elles étaient très peu médiatiques. Dorénavant, elles sont au centre de tous les regards, ameutant les journalistes, menant même certains parlementaires à live tweeter ce qu’il s’y passe, ou à créer des boucles de diffusion pour tenir informé le public.

« J’ai l’impression qu’on est en train d’arracher les pattes des mouches »

Cette situation pèse sur le moral des parlementaires. Sur tous les bancs, les élus regrettent cette situation. « Il y a une anecdotisation du débat, l’Assemblée nationale est transformée en chambre de détente, dans laquelle on ne fait qu’aller à la buvette », déplore un député socialiste. En face, un député LR partage son avis : « J’ai l’impression qu’on est en train d’arracher les pattes des mouches, qu’on fait de la tambouille électorale parce qu’on n’a pas de prise sur le réel. Quand vous passez des jours et des nuits à débattre d’amendements anecdotiques et de propositions de loi cosmétiques, il y a une vraie frustration. Ce n’est pas pour ça qu’on s’engage en politique ». Du côté des troupes macronistes, les bancs du Palais Bourbon sont de plus en plus déserts. Un député confie son découragement à travailler dans un hémicycle où seuls le RN et la France Insoumise sont présents.

La morosité des députés a contaminé les sénateurs, dont la chambre est pourtant devenue centrale dans le jeu politique. « On se demande ‘à quoi sert-on ?’ », confirme le président du groupe socialiste Patrick Kanner, « ces textes permettent de tenir, mais est-ce qu’ils permettent d’agir ? ». Ce dernier dénonce une « maltraitance du Parlement », une « dégradation » de son bon fonctionnement démocratique. « Aujourd’hui, le gouvernement utilise le Parlement pour combler l’incurie de l’exécutif qui ne propose rien », juge-t-il.

Un discours qui ne passe pas pour l’exécutif. « Le Parlement maîtrise la moitié de son ordre du jour », rappelle-t-on. La reprise de textes de parlementaires est le signe, pour cette source gouvernementale, que « le Parlement n’a jamais eu autant de pouvoir qu’aujourd’hui ». En ce qui concerne la morosité des parlementaires, elle serait « multifactorielle ». Tensions dans l’hémicycle, multiples séances de nuit, dégradation du débat politique national, … Les causes sont nombreuses pour cette source, qui affirme que le gouvernement est le « premier témoin » de cette ambiance délétère, et qui craint que de nombreux députés ne repartent pas pour un mandat de plus en 2027.

Quel impact sur la perception des citoyens du débat parlementaire ?

Avec des parlementaires déprimés et démotivés, comment espérer intéresser les citoyens ? Paradoxalement, alors que députés et sénateurs se sentent inutiles, la vie parlementaire n’a jamais été autant scrutée que ces derniers mois. « Il me semble que les Français pourraient plébisciter un parlementarisme de compromis fait de propositions de loi », confirme Anne-Charlène Bezzina. « Mais les détournements de procédures rendus nécessaires par cette situation bancale donnent l’impression d’un contournement du Parlement et donc d’une secondarisation du débat ce qui ne peut qu’être malsain », conclut-elle. Une gageure, alors que les prochains textes attendus au Sénat sont deux propositions de loi, sur les soins palliatifs et la fin de vie ?

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