Des échanges parfois vifs, des questions à plusieurs milliards d’euros, 87 heures d’auditions : la saga de la commission d’enquête sur les aides aux entreprises
Série – Les enquêtes du Sénat : Durant six mois, une commission d’enquête au Sénat a enchaîné les auditions d’une trentaine de patrons de grandes entreprises, mais également de responsables politiques, de hauts fonctionnaires ou encore d’économistes sur le sujet des aides publiques versées aux entreprises.
Tout est parti de l’annonce de plans sociaux chez Michelin et Auchan à quelques jours d’intervalle début novembre 2024. Pointe de l’iceberg d’un climat économique en pleines secousses, les suppressions d’emplois dans ces deux grandes entreprises ont suscité de vives réactions dans la classe politique, jusqu’au sommet du gouvernement.
« Je me préoccupe de savoir ce qu’on a fait, dans ces groupes, de l’argent public qui leur a été donné. Je veux le savoir. Nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé, et nous en tirerons des leçons », s’était engagé Michel Barnier face aux députés. Emporté par une motion de censure un mois plus tard, le Premier ministre LR n’a pas pu engager sa promesse. Sous son successeur François Bayrou, le ministère de l’Économie et des Finances n’a pas non plus ordonné d’inspection.
Les grandes entreprises au cœur du travail d’enquête
C’est au Sénat que la question a été passée au peigne fin tout au long du premier semestre. Grâce à son droit de tirage annuel, le groupe communiste a installé une commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Nommé rapporteur de cette commission en janvier, le sénateur communiste de Seine-Saint-Denis Fabien Gay assure lors de la réunion constitutive que la question « n’est pas de partir à la chasse contre telle ou telle entreprise », mais bien d’étudier ce que deviennent les « 200 à 240 milliards d’euros d’argent public donnés aux entreprises chaque année ».
La commission avait trois grands types de questions sur la table. À combien s’élève le coût global des aides publiques octroyées aux entreprises ? Sont-elles correctement contrôlées et évaluées ? Et serait-il pertinent d’imposer des contreparties à ce soutien public, notamment en termes de maintien de l’emploi ? Pour resserrer le champ des possibles, la commission choisit de se concentrer sur les plus grands groupes, autrement dit les entreprises qui emploient plus de 1 000 salariés et qui réalisent un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 450 millions d’euros par an.
Aucun tableau de bord au niveau de l’État, les sénateurs à la recherche d’une estimation globale du volume des aides
Dès le début des travaux, en entendant des économistes, des chercheurs et plusieurs hauts fonctionnaires de l’administration centrale, les sénateurs font rapidement le constat de pénétrer dans un maquis, dans lequel pas même l’État n’a une vision globale. Une surprise, qui « a stupéfié l’ensemble de la commission d’enquête », relate Fabien Gay. Par exemple, Sylvain Moreau, directeur des statistiques d’entreprises à l’Insee, explique que « le suivi des concours publics est plus complexe car de nombreux dispositifs coexistent » et que « certaines subventions sont difficiles à identifier et à suivre en raison de la manière dont elles sont enregistrées au niveau des comptabilités d’entreprises ».
Du côté de Bercy, Marc Auberger, inspecteur général des finances, souligne qu’il est « très difficile de suivre ces aides, de savoir quel type de dispositif une entreprise a bénéficié, etc. C’est une réalité, c’est incontestable ». Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor, confesse qu’il n’existe « pas de tableau qui recense toutes les aides de l’État aux entreprises », et que même pour les plus grandes d’entre elles, au cœur de la commission d’enquête, « il n’y a pas de tableau général ». Le président Olivier Rietmann n’en croit pas ses oreilles. « N’est-il pas irréel que Bercy nous explique qu’il n’existe aucun tableau de bord des aides publiques versées aux entreprises ? »
Le chiffre actualisé du volume des aides publiques mobilisées par l’État en faveur de l’accompagnement des entreprises, la commission d’enquête va le reconstituer. Elle reçoit plusieurs jeux de données, de la part du ministère de l’Économie, sous forme de clés USB, parfois par porteur. Avec l’aide de data scientists, des spécialistes de la donnée, les sénateurs affinent leur chiffre et finissent par communiquer en juillet sur un volume de 211 milliards d’euros. Dans de précédents rapports sur la question, des périmètres différents ont logement abouti à des résultats de nature variable, puisqu’une définition consensuelle n’existe. Dernier exemple en date : la note du Haut-Commissariat à la stratégie et au Plan, sorti deux semaines après les conclusions sénatoriales, qui a choisi de ne pas inclure les exonérations de cotisations sociales. Son calcul aboutit alors à 112 milliards d’euros d’aide.
Un défilé inédit de PDG du CAC 40 au Sénat
Le cœur des auditions commence au mois de mars, avec le cycle des auditions de dirigeants d’entreprises. Au total, 33 PDG ou directeurs généraux d’entreprises d’envergure mondiale, dont beaucoup sont membres de l’indice CAC40, vont défiler devant la commission d’enquête. Grande distribution avec Auchan et Carrefour, automobile avec Renault et Stellantis, luxe avec LVMH et Kering, ou encore majors pétrolières avec TotalEnergies et ExxonMobil : les sénateurs multiplient les secteurs d’activité, en prenant soin le plus souvent d’entendre deux ambassadeurs par segment économique.
Un défilé de hauts dirigeants économiques au Parlement de cette ampleur est inédit. À tel point que certains auraient préparé leur venue aux côtés de certains cabinets d’avocat ou de communication, comme le relatait la presse en mai. La plupart des auditions se sont déroulées de façon fluide, sans accroc, et les premières ont sans doute donné le la. « Le premier dirigeant auditionné, Florent Menegaux du groupe Michelin, a été extrêmement limpide sur les dispositifs dont bénéficie le groupe et leurs montants. Son attitude a sans doute eu un effet d’entraînement salutaire : il aurait été compliqué pour les autres dirigeants de ne pas jouer la carte de la transparence avec un tel précédent », souligne le rapport sénatorial dans son avant-propos. De nombreux patrons joueront le jeu.
Le patron de l’équipementier automobile a même esquissé un mea culpa, en ouvrant la porte à un remboursement d’aides ayant servi à l’achat de machines qui ont été délocalisées. « Si le CICE n’a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu’on le rembourse », avait déclaré le président du groupe devant les sénateurs.
L’audition de Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, a également été considérée comme un modèle du genre par les sénateurs. L’une de ses propositions a rencontré l’assentiment du rapporteur communiste Fabien Gay. Il a estimé que l’État devait poser une condition au versement d’aides aux groupes en difficulté. « S’il y a un retour à bonne fortune, il faut rendre », a-t-il suggéré. Une recommandation du rapport souligne que la future doctrine de l’État sur le recours aux aides publiques devra montrer « l’intérêt des avances remboursables ».
Tout au long de ces auditions printanières, de nombreux dirigeants soulignent l’intérêt de l’audition, qui permet selon de faire selon eux œuvre utile, tout en mettant souvent en parallèle les impôts et taxes dont ils sont redevables. « L’exercice réalisé par votre commission d’enquête est extrêmement sain : cela va permettre de démystifier les aides publiques aux entreprises et de montrer qu’elles ne tombent pas dans un trou noir », déclare ainsi Jean-Dominique Senard, président du groupe Renault.
« Cette convocation nous est bénéfique, car elle nous a amenés à réfléchir à ce dont nous avons bénéficié », témoigne aussi Sébastien Bazin, président-directeur général du groupe Accor. Subventions, aides fiscales, crédits d’impôts et exonérations de cotisations sociales : chacune leur tour, les différentes directions présentent le résultat de leurs compilations internes, avant d’échanger plus largement sur le système des aides.
Des auditions parfois électriques, lorsque sont abordés certains modèles ou le versement de dividendes
Les auditions montrent que les entreprises ignoraient, elles aussi, le total des soutiens publics dont elles bénéficient. « Le travail de recensement des aides publiques a demandé la mobilisation de nombreuses équipes », a relayé Cécile Cabanis, directrice financière de LVMH. D’autres, aux effectifs plus modestes, comme Google France, ne se sont pas donné la même peine. Sébastien Missoffe, directeur général, affirme que son entreprise n’a pas pu fournir le décompte des exonérations de cotisations dont elle fait l’objet. « Nous ne pouvons vous donner le montant exact. Il nous faut faire de la rétro-ingénierie. » Une absence qui a fortement irrité les cadres de la commission. « Il ne faut pas commencer en prenant les sénateurs pour des lapins de trois semaines », s’est exclamé le président de la commission.
Alors que de façon générale les débats sont jugés « de bonne tenue » par les membres de la commission, certains échanges ont parfois détonné par l’intensité des échanges. Lors de l’audition de ST Microelectronics, un vif échange oppose les sénateurs à la direction, au sujet de la faiblesse de l’impôt sur les sociétés, en comparaison avec le volume de crédit impôt recherche reçu. Dans leurs préconisations, le rapport appellera à mieux récompenser les développements industriels financés par le CIR qui ont lieu sur le sol français.
La question du versement de dividendes par les entreprises, ayant bénéficié d’accompagnements publics, dans un contexte de réductions d’emplois, est revenue systématiquement dans les auditions de la commission d’enquête. Et c’est avec le groupe pharmaceutique Sanofi qu’elle a suscité les échanges les plus vifs. « On a le sentiment qu’avec ces entreprises, qui ne renoncent à aucune aide, ni à aucune suppression d’emploi, c’est fromage, dessert et digestif – toujours, et que les salariés sont eux aussi toujours la variable d’ajustement », dénonce à ce moment-là le rapporteur Fabien Gay. Le président LR Olivier Rietmann n’est pas en reste. « Je suis libéral, je sais la place des dividendes, mais ne pensez-vous pas qu’à partir d’un certain niveau, les aides publiques peuvent servir à verser des dividendes ? » Charles Wolf, directeur France de Sanofi, répond, quant à lui, que « mettre côte à côte le dividende et les aides publiques, c’est un raccourci un peu dangereux ». « Rapporté à la capitalisation boursière de 140 milliards d’euros », le dividende de 4 milliards d’euros est jugé « dans la moyenne de l’industrie pharmaceutique », ajoute-t-il. Le rapport de cette commission transpartisane, adopté à l’unanimité, formulera la recommandation d’interdire d’inclure dans le résultat distribuable le montant des aides aux entreprises (à l’exemption des allègements et exonérations de cotisations sociales).
Des propositions en faveur d’un « choc de simplification » et d’un « choc d’évaluation »
De leurs nombreux échanges avec des responsables politiques, chefs d’entreprise ou économistes, les sénateurs formuleront également des recommandations pour rationaliser le paysage des aides publics, dont le nombre s’élève à 2 267 selon la Chambre des métiers et de l’artisanat de France. LA réduction du nombre de dispositifs ou encore l’installation d’un guichet unique font partie des pistes listées par les sénateurs. « La complexité des dossiers élimine d’office les petites entreprises, qui sont généralement contraintes de recourir à des cabinets spécialisés pour avoir une vision claire et déposer leurs dossiers », a par exemple dénoncé Robert Parfait, le PDG du groupe éponyme.
Constatant de sévères lacunes dans l’évaluation des dispositifs, la commission a également formulé une série de recommandations pour assurer une mesure régulière de l’efficacité des dispositifs les plus coûteux. « Nous avons fonctionné avec ce système d’aides pendant des années sans vraiment nous interroger sur son efficacité », reconnaissait Charles Amyot, président-directeur général du groupe ExxonMobil France, lors d’une audition.
À l’heure de choix budgétaires cornéliens pour la France, le rapport a toutefois refusé de suggérer une réduction du volume d’aides publiques, estimant nécessaire de mettre d’abord en route ce système d’évaluation des aides. La commission d’enquête rappelle d’ailleurs dans le rapport le niveau important des prélèvements obligatoires en France et le contexte de concurrence internationale exacerbée, avec les subventions massives des États-Unis et de la Chine dans leur tissu économique.
La commission d’enquête est désormais entrée dans la phase de la promotion de son rapport, et donc du début de sa mise en œuvre. Le Premier ministre, lors de la présentation de ses orientations budgétaires le 25 juillet, y a même fait référence. « S’il n’y avait pas eu ce rapport, jamais le Premier ministre n’aurait cité les aides publiques dans son discours. On a gagné un point dans la bataille », considère le sénateur Fabien Gay.
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