Le Sénat a adopté hier après-midi une nouvelle disposition introduite en commission, dans le texte anti-fraude fiscale et fraude sociale du gouvernement. L’ambition de ce projet de loi est de dégager des recettes en luttant contre le contournement de taxes et le versement indu d’allocations. Les sénateurs ont fini hier après-midi d’examiner en première lecture les articles du texte, le vote final est prévu mardi, avant sa transmission à l’Assemblée nationale.
Deux mesures : l’accès de France Travail à des données personnelles et la suspension temporaire de l’allocation chômage
L’article en question, ajouté par les sénateurs lors de l’examen en commission, prévoit deux choses. D’abord, il autorise les agents de la cellule anti-fraudes de France Travail à accéder à des données personnelles des allocataires : fichiers des compagnies aériennes, registre des Français établis hors de France, relevés de communication des opérateurs téléphoniques, données de connexion. Ensuite, il autorise l’opérateur à suspendre pour trois mois maximum le versement de l’allocation, dans le cas où les agents « [réuniraient] plusieurs indices sérieux de manœuvres frauduleuses, de manquement délibéré à ses obligations ou de commission d’infractions ». La suspension serait notifiée immédiatement à l’allocataire concerné, et ce dernier aurait deux semaines pour demander la tenue d’un débat contradictoire afin de contester la décision.
La fraude à la résidence représentait 56,2 millions d’euros en 2024
L’objectif : lutter contre la fraude aux allocations chômage. France Travail la chiffre, pour 2024, à 136 millions d’euros, dont 56,2 millions d’euros provenant de la fraude à la résidence ou de travail à l’étranger non déclaré. « Quand on a introduit des articles additionnels, on l’a fait à la demande des agents de France Travail », explique la rapporteure du projet de loi, la sénatrice LR de l’Isère Frédérique Puissat. La mesure vise ainsi à aider l’opérateur à traquer les fraudeurs touchant l’allocation sans résider sur le sol français. « Les agents le disent, c’est très difficile d’arriver à apprécier qui habite ou non sur le territoire, car la réinscription est dématérialisée », argumente-t-elle, « avant, il fallait se présenter en agence, maintenant, on peut envoyer sa demande de partout ». Elle le revendique, elle souhaite s’attaquer à toutes les fraudes. « On ne s’attaque pas à la fraude sociale dans ce pays, parce qu’on considère qu’elle ne pèse pas beaucoup et parce qu’on a le sentiment qu’on va aller toucher les petites gens », expliquait-elle au micro de Public Sénat hier, « on veut lutter contre les fraudes, toutes les fraudes ».
La gauche regrette que le projet de loi donne une trop large part à la fraude sociale. Le groupe communiste avait même déposé une motion visant à ne pas examiner le texte, qui a été rejetée. « Les politiques publiques se concentrent sur la fraude sociale, laissant intacte la fraude du capital. Ce texte ne fait pas exception : léger sur la fraude fiscale, redoutable sur la fraude sociale », a alors affirmé Cécile Cukierman, la présidente du groupe. « Les fraudes fiscales, qui sont la majorité de la fraude, ne représentent que 14 % des articles du projet de loi, alors que la fraude sociale, ce n’est que 14 % de la fraude et elle représentait deux tiers des amendements », argumente la sénatrice écologiste du Rhône Raymonde Poncet-Monge, « France Travail, ce n’est que 0,01 % de la fraude ».
La gauche dénonce un « soupçon systématique » sur les allocataires
Cet article, bien qu’adopté par les sénateurs, n’a pas fait l’unanimité en séance. Sur les bancs de la gauche, les orateurs dénoncent un « flicage » des allocataires. « Si on veut diviser les gens, on ne fait pas mieux que ce type de texte et en particulier cet article-là », s’alarme Pascal Savoldelli, sénateur communiste du Val-de-Marne. « On est dans la caricature », déplore Raymonde Poncet-Monge, « France Travail n’est pas démunie d’outils pour vérifier si les allocataires habitent en France. S’ils ont un doute sérieux, ils n’ont qu’à convoquer la personne physiquement ».
Une disposition qui porte atteinte à la protection de la vie privée ?
Mais ce n’est pas qu’au sein de la gauche que des critiques ont émergé. En séance, la sénatrice Union centriste de l’Orne Nathalie Goulet, a alerté : « Le Code de la sécurité sociale prévoit déjà des mesures de contrôle de la résidence : combien de contrôles ont-ils été opérés ? Nous aimerions le savoir avant le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Tant que cette évaluation n’est pas faite, ce n’est pas la peine de mettre en œuvre des moyens aussi intrusifs ». La question que pose cet article est en effet sa conformité avec les garanties de protection de la vie privée et des données personnelles. « On instaure une surveillance de masse », s’alarme Pascal Savoldelli, « mon modèle social n’est pas la Chine ». « Cela instaure une surveillance arbitraire qui ne répond pas à une exigence d’efficacité et de nécessité », juge Raymonde Poncet-Monge. Cette dernière ne s’interdit pas de saisir la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), puis éventuellement le Conseil constitutionnel, sur cette mesure.
Le gouvernement, par la voix de Jean-Pierre Farandou, le ministre du Travail, n’a pas pris position clairement sur les mesures. Il a émis un avis de sagesse « faute d’avoir eu le temps d’éclaircir le débat [sur le caractère licite de l’accès aux données visées] ».
« Peut-être qu’il faut plus l’encadrer, peut-être pas, j’attends des solutions »
Les auteurs de l’article le reconnaissent, le temps a manqué pour consulter la Cnil et le Conseil constitutionnel sur la conformité de la mesure. « Ce texte est un TGV », regrette Frédérique Puissat, « il a été discuté dans l’urgence ». Pour autant, elle ne craint pas une saisine des deux autorités. « On est sur des mesures qui frisent des décisions de liberté et qui méritent d’être encadrées », reconnaît-elle, « peut-être qu’il faut plus l’encadrer, peut-être pas, j’attends des solutions ». Ce qu’elle craint, c’est que le Conseil constitutionnel ou la Cnil ne censurent tout bonnement le dispositif, qu’elle estime indispensable. La sénatrice est catégorique : « Si demain la Cnil et le Conseil constitutionnel nous disent qu’il n’est pas conforme et qu’ils recommandent sa suppression, je vous le dis, le projet de loi ne passera pas en commission mixte paritaire. Je ne lâcherai pas là-dessus, parce que les services en ont besoin ».
Le texte doit à présent être examiné par les députés, mais il n’a pas encore été inscrit à l’ordre du jour du Palais Bourbon.