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Interdire les mariages entre Français et étrangers illégaux : pourquoi le Sénat s’apprête à débattre d’un texte inconstitutionnel ?

Les sénateurs débattront jeudi 20 février d’une proposition de loi centriste pour interdire les mariages entre des Français et des étrangers en situation irrégulière. En l’état, l’application de ce texte, bien que soutenu par le gouvernement, ne parait pas envisageable sans une révision constitutionnelle. Mais la majorité sénatoriale estime pouvoir déjouer le risque de censure avec plusieurs amendements. Explications.
Romain David

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C’est un cas de figure assez rare pour le Sénat, et qui a de quoi surprendre au sein d’une Chambre haute dont les membres se targuent régulièrement de faire « de la belle loi ». Les sénateurs débattront jeudi 20 février, en séance publique, d’une proposition de loi dont l’ensemble des groupes politiques s’accordent à dire qu’elle est, en l’état, inconstitutionnelle. Pourtant, ce texte, qui vise à interdire les mariages entre Français et étrangers en situation irrégulière, porté par le sénateur centriste Stéphane Demilly, arrive en séance avec le soutien de deux poids lourds du gouvernement, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et le ministre de la Justice Gérald Darmanin.

La droite sénatoriale, qui a déjà tenté par le passé de faire adopter des dispositions similaires, espère pour sa part parvenir à modifier cette proposition de loi sans en dénaturer le sens, mais suffisamment tout de même pour échapper à une censure du Conseil constitutionnel. « Je suis sûr que votre assemblée trouvera les moyens de rendre constitutionnel ce texte », a déclaré Gérald Darmanin la semaine dernière, pendant la séance de questions d’actualité au gouvernement du Sénat. Comme un défi lancé aux LR, son ancienne famille politique, majoritaire au Palais du Luxembourg.

Le texte du sénateur Demilly ne comporte qu’un seul article, très bref, qui indique que « le mariage ne peut être contracté par une personne séjournant de manière irrégulière sur le territoire national. » L’objectif défendu dans l’exposé des motifs : « Répondre à un défaut d’application du droit civil, qui met en péril les politiques publiques migratoires ». En clair : il s’agit de lutter contre les mariages de complaisance, contractés afin d’obtenir un titre de séjour.

Une « inconstitutionnalité criante »

Actuellement, si un maire ou un autre officier d’état-civil estime que les conditions du mariage définies par le code civil ne sont pas respectées – par exemple le consentement mutuel entre les futurs époux –, il peut faire un signalement au procureur de la République. Ce dernier a autorité pour interdire une union, à condition que son caractère frauduleux puisse être démontré.

Néanmoins, le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue le 20 novembre 2003, indique que « le caractère irrégulier du séjour d’un étranger [ne peut faire] obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé ». Les Sages de la rue Montpensier ont notamment estimé que la liberté de mariage, « composante de la liberté personnelle », était protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui traitent des « droits naturels et imprescriptibles de l’Homme ».

C’est la raison pour laquelle la proposition de loi de Stéphane Demilly a été rejetée lors de son examen par la commission des lois la semaine dernière. « Il est difficile en l’état d’émettre un avis favorable à cette proposition de loi, non pas en raison de sa philosophie, mais bien en raison de son inconstitutionnalité criante », a estimé le rapporteur LR Stéphane Le Rudulier.

Une « voie de passage »

Pourtant, les commissaires n’ont pas proposé de modification, conformément au souhait de Stéphane Demilly qui voulait que le texte initial soit débattu en séance publique, via la niche parlementaire du groupe centriste. Au Sénat, ce que l’on appelle traditionnellement le « gentlemen’s agreement » empêche de modifier en commission les textes des groupes minoritaires inscrits dans leur espace réservé, sans l’aval de l’auteur.

En revanche, la majorité sénatoriale de droite et du centre espère bien trouver lors de la discussion publique « une voie de passage », selon la formule de Stéphane Le Rudulier. C’est la raison pour laquelle ont été déposés une série d’amendements, visant à mettre en place une procédure qui obligerait tout ressortissant étranger à fournir la preuve du caractère régulier de sa situation. L’intéressé devrait présenter certaines pièces attestant de la validité de son séjour. De son côté, le procureur, en cas de signalement, disposerait d’un délai de deux mois pour investiguer et donner sa réponse, contre deux semaines aujourd’hui. Surtout, l’absence de réponse de sa part vaudrait juridiquement refus, alors qu’actuellement, son silence à valeur d’acceptation, ce qui oblige le maire à procéder au mariage.

« C’est notre rôle de faire avancer la loi »

« Le contexte a changé depuis vingt ans. Aujourd’hui nous avons deux fois plus d’obligations de quitter le territoire (OQTF) et les maires se voient désarmés devant certaines situations. Je ne sais pas si l’article initial pourra être conservé, mais ces amendements respectent l’esprit de mon texte, et ils devraient permettre d’échapper au risque de censure », explique Stéphane Demilly. « L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme, sur lequel s’était appuyé le Conseil constitutionnel en 2003, nous dit que l’exercice des droits naturel de chacun ne peut être limité que s’il porte nuisance à autrui, et qu’il revient à la loi de fixer cette limite. Eh bien, je propose de déplacer la borne. Après tout, c’est notre rôle de faire avancer la loi. »

Le sénateur assure par ailleurs qu’il ne cherche pas « à surfer de manière populiste sur l’actualité », alors que le maire divers droite de Béziers, Robert Ménard, doit être prochainement jugé devant un tribunal correctionnel pour avoir refusé de célébrer le mariage d’une Française avec un ressortissant algérien en situation irrégulière. « Ma proposition de loi a été déposée en décembre 2023. J’avais été très sensible au cas de Stéphane Wilmotte, le maire d’Hautmont, qui a été poursuivi pour avoir refusé de marier l’ancien responsable d’une mosquée fermée pour apologie du djihad, et sous obligation de quitter le territoire. »

Le contrôle de proportionnalité

« Je vois mal le Conseil constitutionnel accepter que l’on ajoute à une liberté inhérente une condition administrative », commente auprès de Public Sénat Laurence Roques, avocate, spécialiste du droit des étrangers, de la nationalité et de la famille, membre du Conseil national des barreaux. « L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme indique que le législateur intervient dès lors que deux libertés se télescopent. Mais je ne vois pas en quoi le mariage d’un Français avec une personne en situation irrégulière porterait atteinte à une autre liberté ? », interroge-t-elle.

Si ce texte est adopté par le Parlement, le Conseil constitutionnel procédera à ce que l’on appelle dans le jargon juridique « un contrôle de proportionnalité ». « Pour qu’il puisse y avoir restriction d’une liberté fondamentale, il faut que celle-ci soit justifiée au regard du but recherché », explique encore Laurence Roques. « Ici, l’atteinte apparaît excessive et le but non poursuivi car, contrairement à ce que l’on entend, le mariage ne permet pas nécessairement de régulariser une personne sans papiers. Ce sont deux choses décorrélées. »

Si le mariage d’un étranger non européen, en situation régulière, avec une personne de nationalité française permet d’obtenir une carte de séjour « vie privée et familiale », la préfecture peut s’y opposer dans certains cas, notamment si cette personne est frappée d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) ou si elle a commis certains délits graves ou crimes.

À supposer que la proposition de loi aille au bout de son parcours législatif et soit votée, une éventuelle censure offrira tout du moins à la droite une nouvelle tribune politique en faveur d’une réforme constitutionnelle. Depuis plusieurs années désormais, elle répète que le contrôle de l’immigration ne se fera pas sans toucher à la loi fondamentale.

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