En France, le blanchiment d’argent représenterait chaque année entre 38 et 58 milliards d’euros, selon les estimations. Des chiffres d’autant plus vertigineux en période de disette budgétaire. Un peu plus d’an après la commission d’enquête sur le narcotrafic, qui a notamment mis en évidence les difficultés des enquêteurs à mettre la main sur les fonds issus de la criminalité organisée, la Chambre haute, à l’initiative du groupe Union centriste, a fait le choix de s’intéresser plus spécifiquement à la délinquance financière et aux outils de lutte dont disposent les autorités.
Les travaux de cette nouvelle commission d’enquête ont été lancés en février. Le sénateur RDSE du Lot, Raphaël Daubet, en a été nommé président et Nathalie Goulet, sénatrice centriste de l’Orne, spécialiste des questions de fraude fiscale, rapporteure. Pendant six mois, les élus ont procédé à une cinquantaine d’auditions, soit plus d’une centaine de personnes, et effectué plusieurs déplacements à l’étranger, notamment aux Pays-Bas et aux Emirats Arabes Unis.
Le « CV judiciaire » du personnel politique français
Parmi les temps forts de leurs travaux : la double audition début mars de Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, et de Frédéric Ploquin, journaliste indépendant qui a longtemps travaillé à Marianne.
« Quand on est citoyen d’un pays comme la France, on est citoyen d’un pays qui a déjà eu un Président définitivement condamné pour des atteintes à la probité, il s’appelle Jacques Chirac. Dont le premier ministre a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle Alain Juppé. Dont le successeur de Jacques Chirac a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle Nicolas Sarkozy. Et dont le Premier ministre a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle François Fillon », a notamment épinglé Fabrice Arfi. « Je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de démocraties occidentales libérales qui aient un tel CV judiciaire ».
Le journaliste d’investigation de Mediapart a notamment tenu à mettre en avant la dimension « culturelle » des scandales politico-financiers en France, évoquant le cas de Jérôme Cahuzac, nommé ministre du Budget par François Hollande alors qu’il se savait évadé fiscal. Il a décrit les différentes affaires qui ont émaillé l’actualité ces dernières années comme « un cancer susceptible de dévorer la démocratie ».
Des autorités démunies
De son côté, Frédéric Ploquin, spécialiste du grand banditisme, a alerté les élus sur le manque de moyens de la justice et des forces de l’ordre pour appréhender les sujets financiers. « La réorganisation de la police judiciaire est une très bonne nouvelle pour les blanchisseurs d’argent sale, les trafiquants de stupéfiants », a-t-il cinglé à propos de la réforme pilotée par Gérald Darmanin lorsqu’il était Place Beauvau.
Lors de son audition fin mai, l’ancien ministre de l’Intérieur, désormais garde des Sceaux, a reconnu que le traçage des actifs brassés par la criminalité organisée continuait de poser problème aux autorités. Selon les chiffres de Gérald Darmanin, sur les 3 à 6 milliards d’euros que génère le trafic de drogue en France chaque année, l’Etat ne récupère que « quelques dizaines de milliers d’euros tout au plus ».
Développer une « culture de la lutte contre l’argent sale »
Rendu public le 20 juin, le rapport de la commission d’enquête formule une cinquantaine de recommandations « pour définir une stratégie de lutte efficace contre le blanchiment », à travers le renforcement de l’arsenal juridique et opérationnel. Les élus plaident pour une augmentation des effectifs des services spécialisés, comme l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).
Ils proposent une remise à plat des systèmes informatiques utilisés, afin de faciliter les transmissions d’informations entre les différents offices, pour permettre une approche à « 360 degrés », susceptible de mieux identifier et appréhender les flux frauduleux. Ils préconisent également d’adapter la formation des enquêteurs aux nouvelles formes de blanchiment d’argent, notamment le recours aux cryptoactifs.
Afin de doter la France d’une « culture de la lutte contre l’argent sale », selon la formule utilisée par le sénateur Raphaël Daubet, le rapport invite également l’institution judiciaire à systématiser le recours à la présomption de blanchiment, qui oblige les personnes suspectées d’enrichissement illicite à justifier l’origine de leurs biens et avoirs.
Ces travaux devraient donner lieu, au cours de la prochaine session parlementaire, à la présentation de deux propositions de loi, l’une consacrée au secteur financier, l’autre aux entreprises. La rapporteure Nathalie Goulet a également fait savoir qu’elle souhaitait reprendre le travail engagé en 2021 par les députés Pierre-Yves Bournazel et Christophe Blanchet sur la lutte contre la contrefaçon, avec un texte adopté à l’Assemblée nationale, mais jamais inscrit à l’ordre du jour au Sénat.