Il n’y aura, a priori, pas de loi spécifique pour suspendre la réforme des retraites, conformément à l’engagement pris par Sébastien Lecornu pour éviter la censure des socialistes. À plusieurs reprises ce mercredi, d’abord lors des questions d’actualité au gouvernement à l’Assemblée nationale, puis devant le Sénat où il a prononcé sa déclaration de politique générale, le Premier ministre a indiqué vouloir passer par un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Le budget de la Sécu ayant déjà été envoyé au Parlement, le texte lui-même ne peut plus être modifié avant son examen.
L’objectif affiché par l’exécutif avec cet ajout : aller le plus vite possible dans un calendrier législatif déjà fortement bousculé par la crise politique, et qui laisse donc peu de place à la présentation d’un nouveau texte avant le mois de janvier. Pour autant, plusieurs voix, notamment à gauche de l’échiquier politique, estiment que le véhicule législatif ainsi retenu pourrait se retourner contre les partisans de la suspension de la réforme. Décryptage.
35 jours d’examen et plusieurs votes
L’examen du budget de la Sécurité social, comme pour tous les textes financiers, est encadré par des règles particulières, définies dans ce cas par la loi organique du 14 mars 2022. Il a fallu attendre la réforme constitutionnelle de 1996 pour que les lois de financement de la Sécurité sociale voient le jour. Avant cette date, le Parlement n’avait aucune marge de manœuvre sur les conditions d’équilibre du système, les prévisions de recettes et les objectifs de dépenses.
Une fois le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, ou « PLFSS » dans le vocable parlementaire, déposé par le gouvernement sur le bureau de l’Assemblée nationale, les députés disposent d’un délai maximal de vingt jours pour se prononcer. Cette année, la discussion en séance publique doit s’ouvrir le mardi 4 novembre au Palais Bourbon selon le calendrier arrêté par la Conférence des présidents, l’instance chargée d’organiser le travail parlementaire.
Durant les débats dans l’hémicycle, chaque amendement déposé sur le projet de loi est mis aux voix, mais le texte doit aussi être voté dans son ensemble. En clair : si l’amendement sur la suspension de la réforme des retraites est adopté en séance, il faudra encore que l’ensemble du projet de loi puisse être voté pour que cette suspension soit maintenue. Ce « vote solennel » est prévu le mercredi 12 novembre. C’est la raison pour laquelle certains commentateurs estiment que les socialistes se sont laissés piéger par le choix du véhicule législatif : les élus favorables à la suspension de la réforme des retraites pourraient se retrouver contraint de voter un texte portant des mesures d’économies auxquels ils sont opposés, comme le doublement des franchises médicales ou le gel des pensions de retraite.
Une fois le texte examiné par l’Assemblée nationale – ou bien si le délai de 20 jours a été dépassé sans que le projet de loi ne puisse être voté par les députés – celui-ci est transmis au Sénat qui dispose, pour sa part, de 15 jours d’examen. La discussion publique doit démarrer le lundi 17 novembre au Palais du Luxembourg, avant un vote solennel qui pourrait intervenir le samedi 22 novembre.
Parlementarisme rationalisé
Notons que si Sébastien Lecornu s’est engagé à renoncer au 49.3, aucune précision n’a été apportée sur les autres outils de rationalisation parlementaire. Si le Premier ministre ne peut pas engager la responsabilité de son gouvernement devant la Chambre haute, dans la mesure où les sénateurs n’ont pas le pouvoir de censure, d’autres mécanismes contraignants existent, comme la procédure dite « du vote bloqué ». Elle a pour effet de limiter les débats à la seule présentation des amendements : seul l’ensemble du texte est soumis aux voix, dans une version qui ne conserve que les modifications voulues par le gouvernement. Le vote bloqué est généralement dégainé pour faire sauter les tentatives d’obstruction parlementaire, c’est-à-dire le dépôt de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’amendements par un ou plusieurs groupes politiques, menaçant ainsi la tenue des délais d’examen.
Si la fracturation politique du côté de l’Assemblée nationale hypothèque fortement l’avenir de ce « PLFSS », rappelons que la majorité sénatoriale de droite et du centre était très largement favorable au recul de l’âge légal de départ à la retraite, de quoi nourrir aussi des débats particulièrement houleux au Palais du Luxembourg.
Commission mixte paritaire
Une procédure accélérée s’applique automatiquement pour les projets de loi de financement, si bien que le « PLFSS », une fois examiné en première lecture à l’Assemblée et au Sénat, est directement renvoyé devant une commission mixte paritaire (CMP). Cet organe, qui réunit sept sénateurs et sept députés, est chargé d’examiner les points du texte qui divergent entre les deux chambres du Parlement, et donc d’élaborer une version de compromis du budget de la Sécurité sociale.
Là encore, la situation pourrait tourner en défaveur des partisans d’une suspension de la réforme des retraites, dans la mesure où les équilibres politiques issus de la dissolution font que les représentants des forces du socle commun sont majoritaires dans les CMP.
Actuellement, les députés y sont représentés par un élu LR, un membre de Renaissance, un LFI, un socialiste et deux élus RN. Le septième siège est attribué en alternance soit à un député Modem, un Horizons, ou un écologiste. Côté Sénat, on trouve trois élus LR, un centriste, deux socialistes et un Renaissance. Soit au total neuf élus issus du socle commun, dont les LR, sur 14, ou huit si le siège tournant échoit à un député écologiste. Si les LR et les centristes du Sénat se sont fermement opposés à la suspension de la réforme des retraites, il reste à savoir si les élus des groupes entrés au gouvernement (Renaissance, Horizons, MoDem) suivront la ligne fixée par le Premier ministre.
En cas de CMP « conclusive », selon la formule consacrée, le compromis doit encore être présenté et voté dans les deux chambres du Parlement. Inversement, si députés et sénateurs échouent à se mettre d’accord, alors la navette parlementaire se remet en marche ; le texte repart dans la dernière version votée – théoriquement celle du Sénat -, pour une nouvelle lecture au Parlement. Sachant que cette fois, conformément à la Constitution, l’Assemblée nationale aura le dernier mot.
Si le Parlement dépasse les délais fixés par les textes organiques, notamment la date butoir du 31 décembre, l’exécutif conserve la possibilité de mettre en œuvre les dispositions du projet de loi de financement de la Sécurité sociale par ordonnance. Néanmoins, ce cas de figure ne s’est encore jamais produit. L’année dernière, en l’absence de budget voté en temps et en heure, le gouvernement avait fait le choix, via une loi spéciale, de reconduire provisoirement une partie des dispositions du précédent exercice budgétaire, le temps de présenter un nouveau texte au Parlement.