Tout démarre en janvier 2024, avec la publication d’une enquête menée par le journal Le Monde et la cellule investigation de Radio France sur les pratiques de certains industriels de l’eau en bouteille. Plusieurs géants du secteur agroalimentaire, dont Nestlé Waters, propriétaire des marques Perrier, Vittel et Contrex, et les sources Alma, à la tête de Cristaline, Saint-Yorre et Vichy Célestins, sont accusés d’avoir utilisé des techniques de purification interdites, pour continuer à vendre une eau contaminée à la source.
Pourtant, la législation française et européenne est très claire : les eaux commercialisées sous l’appellation « eau minérales naturelles » ne peuvent subir que des traitements très limités. En contournant la réglementation en vigueur – dans certains cas depuis plusieurs années – les industriels ont voulu préserver leur production. Ils ont ainsi vendu aux consommateurs une eau embouteillée 200 à 400 fois plus cher que l’eau du robinet, pour une qualité similaire.
Ouverture d’une commission d’enquête
Il ressort des travaux du Monde et de franceinfo que l’administration avait été informée dès 2020 de cette situation, après le signalement d’un salarié du groupe Alma à la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF). Le gouvernement, pour sa part, aurait pris connaissance de l’affaire en 2021. À l’époque, Nestlé prend les devants en sollicitant un rendez-vous auprès du cabinet de la ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Le géant suisse reconnaît ses pratiques frauduleuses, et propose un plan de transformation, toujours non conforme à la réglementation, assurant néanmoins que sans ces traitements, l’exploitation des sources ne serait plus possible.
Ces différentes révélations poussent la commission des affaires économiques du Sénat à ouvrir, en avril 2024, une première mission d’information « relative aux politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de source ». Elle est pilotée par la sénatrice écologiste Antoinette Guhl. Entre-temps, le scandale prend une nouvelle ampleur, lorsque la production de Perrier du site de Vergèze est temporairement suspendue après la découverte de germes d’origine fécale dans l’un des puits d’exploitation. Cette situation soulève la dimension sanitaire du problème, avec une mise en danger potentielle de la santé des consommateurs.
Le rapport présenté en octobre par Antoinette Guhl épingle la gestion de cette affaire par les pouvoirs publics. L’élue relève les ambiguïtés de l’administration vis-à-vis de la réglementation en vigueur, ce qui a permis à Nestlé Waters de retarder sa mise en conformité.
Sur la base de ces révélations, les sénateurs socialistes veulent aller plus loin. Ils entendent notamment faire la lumière sur les liens entre l’industriel et le gouvernement. Le groupe PS utilise son droit de tirage pour obtenir la création d’une commission d’enquête, présidé par le sénateur LR du Gard Laurent Burgoa. Le sénateur PS de l’Oise Alexandre Ouizille, est son rapporteur. Les travaux sont lancés en début d’année.
Le mutisme des responsables de Nestlé Waters
Les sénateurs procèdent aux auditions de différents responsables du groupe Nestlé. Mais les réponses « robotiques » de ses dirigeants, desquelles rien de concret ne ressort, soulèvent rapidement l’agacement des élus. La tension culmine le 19 mars avec l’audition de Muriel Lineau, l’actuelle PDG du groupe. Malgré les relances du président et du rapporteur, cette responsable, qui s’exprime sous serment, refuse de divulguer les noms des salariés qui l’ont informée de l’existence de traitements illégaux. « C’est quoi le prix pour accepter d’endosser le risque pénal de tout le monde ? C’est quoi le prix pour être un fusible ? Comment on accepte d’endosser ce rôle, d’être celle qui va faire l’omerta sur tout le reste ? », lâche Alexandre Ouizille à l’issue de cette confrontation.
Ces cycles d’auditions vont donner lieu à deux signalements auprès de la justice pour parjure devant la représentation nationale. Le premier concerne Ronan Le Fanic, directeur industriel de Nestlé Waters, qui avait écarté le 26 mars toute idée de contamination sur les chaînes Perrier. « Des propos en contradiction avec les documents dont nous disposions », fait savoir Laurent Burgoa. Le second signalement, à l’initiative de la sénatrice Antoinette Guhl, concerne Muriel Lineau, la PDG du groupe, pour des propos similaires.
» LIRE AUSSI – La commission d’enquête va saisir Gérard Larcher pour parjure, après l’audition de la PDG de Nestlé Waters
Le secrétaire général de l’Elysée refuse d’être auditionné
En parallèle, une sorte de bras de fer à distance s’installe entre la commission d’enquête et Alexis Kohler, alors secrétaire général de l’Elysée, poste qu’il a quitté en juin. Les élus veulent entendre ce haut responsable, souvent présenté comme l’éminence grise d’Emmanuel Macron, après avoir découvert dans des documents transmis par la présidence qu’il avait été approché par des membres du groupe Nestlé. Invoquant la séparation des pouvoirs, Alexis Kohler, refuse de se présenter devant le Sénat.
Toute personne qui ne défère pas à sa convocation devant une commission d’enquête parlementaire s’expose à des sanctions. Toutefois, les élus choisissent de ne pas engager de poursuite judiciaire contre le secrétaire général de l’Elysée, dans la mesure où une procédure similaire a déjà été lancée par les députés, et n’a pu aboutir. Dans ce cas, Alexis Kohler avait dérogé à la convocation d’une commission d’enquête sur la situation des finances publiques.
Une « stratégie délibérée de dissimulation » orchestrée par les cabinets ministériels
Les sénateurs ont présenté leur rapport d’enquête le 19 mai. Ils confirment une série de défaillances administratives et pointent notamment « l’éclatement de compétences » entre les préfets, les directions départementales et les Agences régionales de Santé, ce qui aurait abouti à « une absence de contrôle renforcé ou d’actions coordonnées après la révélation des fraudes ». Il est également questions des zones grises au niveau des textes, pour ne pas dire d’un manque de clarté, ce qui a permis aux industriels de s’émanciper du cadre réglementaire.
Surtout, les élus brocardent la tolérance du gouvernement à l’égard des agissements de Nestlé Waters, allant jusqu’à parler d’une « stratégie délibérée de dissimulation », marquée par une « volonté de conserver l’affaire confidentielle le plus longtemps possible ». Néanmoins, le rapport ne vise aucun responsable gouvernemental ; en effet, la plupart des décisions prises dans cette affaire l’auraient été au niveau des cabinets ministériels, sans véritable consultation des ministres de tutelle. Une analyse que ne partage pas l’UFC-Que Choisir. Un peu plus de deux semaines après la publication du rapport du Sénat, l’association de consommateurs annonce saisir la justice, accusant les pouvoirs publics d’« immobilisme ».
Une série de plaintes déposée auprès de la Cour de Justice de la République vise Agnès Pannier-Runacher, actuelle ministre de la Transition écologique, alors ministre déléguée à l’Industrie au moment des faits, mais aussi Roland Lescure, ancien ministre de l’Industrie, et deux ex-ministres de la Santé : Aurélien Rousseau et Agnès Firmin le Bodo. L’UFC-Que Choisir indique également porter plainte au pénal contre le groupe Nestlé Waters pour « pratiques commerciales trompeuses, falsifications aggravées et tromperies aggravées ».
Au moins deux textes de loi
Le rapport du Sénat formule 28 recommandations, notamment un renforcement des contrôles. La mise en place d’un « chef de file » commun aux ministères de la Santé, de la Consommation et de l’Agriculture doit permettre de gérer les remontées d’alerte. Les élus suggèrent aussi de créer pour chaque département « un groupe de suivi des eaux conditionnées ». Ils appellent enfin à clarifier la réglementation et à améliorer l’information du consommateur, avec un étiquetage sur les techniques de filtration utilisées.
Les membres de la commission d’enquête ont également annoncé se constituer en groupe de travail pour donner une transcription législative à ces préconisations. Au moins deux textes de loi sont prévus. Le premier sur les eaux en bouteille à proprement parler et les obligations réglementaires des industriels, le second sur les prérogatives du Parlement dans le cadre de ses missions de contrôle. En effet, face au manque de coopération des différents responsables de Nestlé Waters et à la fin de non-recevoir d’Alexis Kohler, il est apparu essentiel aux sénateurs de renforcer leur pouvoir de contrôle.