Une promotion tardive. Près de 130 ans après l’affaire Dreyfus, qui a vu la société française se déchirer entre dreyfusards – partisans de l’innocence de l’officier juif Alfred Dreyfus – et antidreyfusards, convaincus de sa culpabilité, une proposition de loi sera examinée au Sénat afin d’élever à titre posthume le capitaine au grade de général de brigade. Le texte porté par Patrick Kanner (PS) est signé par plusieurs présidents de groupes – Hervé Marseille (UC) ; Cécile Cukierman (CRCE-K) ; Maryse Carrère (RDSE) et Guillaume Gontard (GEST) – et constitué d’un seul article, identique à celui déposé par Gabriel Attal (EPR) à l’Assemblée nationale. Les deux propositions de loi s’inspirent d’une seule et même tribune publiée dans les colonnes du Figaro : « 130 ans après l’humiliation de son transfert sur l’île du Diable, rendons enfin complètement justice à Dreyfus » signée par Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux et Louis Gautier.
Corriger une trajectoire militaire « brisée »
Rendre justice donc, en réparant l’erreur judiciaire dont Alfred Dreyfus fut victime. En 1894, l’officier de confession juive est accusé d’espionnage pour le compte de l’ennemi allemand, avant d’être pris au piège d’un procès truqué. Dreyfus sera condamné à la déportation dans l’île du Diable, au large de la Guyane, où il passera 4 ans. En 1906, il sera finalement réhabilité au terme d’une séquence historique qui a profondément marqué la société française, sans toutefois voir sa carrière revalorisée : Alfred Dreyfus réintègre l’armée en tant que chef d’escadron, un grade inférieur à celui auquel il aurait pu prétendre sans sa condamnation. Le capitaine lui-même réclame un poste à la hauteur de sa carrière, sans succès.
Avec cette proposition de loi, le sénateur socialiste Patrick Kanner souhaite corriger cette trajectoire militaire brisée : « Tandis que ses compagnons d’armes progressaient dans la hiérarchie, accumulant expérience et reconnaissance, Dreyfus se trouvait relégué à l’oubli, victime permanente de l’erreur judiciaire et de l’injustice institutionnelle. » Le texte, qui devrait être adopté sans difficultés dans les deux chambres, mettrait un terme à des années de tergiversations sur ce sujet mémoriel et éminemment politique : de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, les présidents français ont successivement reconnu l’importance de cette question, sans toutefois y répondre. En 2023, une proposition de résolution portée par Joël Guerriau et Roger Karoutchi a été déposée au Sénat, sans jamais être débattue dans l’hémicycle.
Instrumentalisation
Si au Sénat, aucune opposition majeure au texte ne s’est pour l’instant manifestée, à l’Assemblée nationale plusieurs députés du bloc central ont indiqué au travers d’une tribune publiée dans le Figaro leur retrait des débats, par crainte d’une « instrumentalisation », qui permettrait à des partis de « s’acheter un brevet d’honorabilité ». Sans les nommer, les députés mettent dos à dos le Rassemblement National, « héritiers de ceux qui l’ont calomnié, haï, condamné. L’affaire Dreyfus, c’est l’affaire de l’extrême droite antisémite » ainsi que la France Insoumise, « instrumentalisant à des fins électoralistes les conflits au Proche-Orient et la cause palestinienne, nourriss [ant] les passions les plus sombres ».
Les députés du groupe Les Démocrates (MoDem et indépendants) pointent également la temporalité de cette proposition de loi, alors que l’antisémitisme connaît une croissance importante en France : « Le camp des antidreyfusards en ce qu’il est l’incarnation de l’antisémitisme n’a pas disparu, il avance masqué et sous d’autres formes. » peut-on lire dans la tribune.
Enfoncer les clous
« Le MoDem ne représente rien », estime Aymeric Durox, sénateur du Rassemblement National. « Ce n’est pas une réaction à la hauteur des enjeux », poursuit l’élu de Seine-et-Marne. Malgré des réserves, lui et ses collègues du RN devraient voter en faveur du texte, qu’il considère toutefois comme « purement démagogique » : « Nous ne sommes pas dupes du coup de com’politique qui recouvre ce texte », ajoute-t-il.
Des critiques basées sur des analyses « purement politiciennes » selon Patrick Kanner (PS) : « La proposition de loi sera l’occasion de recontextualiser. Je ramènerai ce climat puant de la fin du 19e à ce que nous vivons actuellement » assure le chef des sénateurs socialistes, « la question c’est, est-ce que la France va s’honorer à donner le grade que Dreyfus mérite ? ».
Du côté de la chambre haute, aucune consigne de vote n’a été donnée par Hervé Marseille (UC) au groupe centriste. Le sénateur des Hauts-de-Seine dit comprendre les critiques sur ces textes, notamment sur le calendrier choisi pour les faire examiner, mais les relativise : « Toucher à l’histoire c’est toujours compliqué. Peut-être que ce n’est pas le bon moment, mais est-ce qu’il y a un bon moment ? [Cette proposition de loi] permettra d’enfoncer les clous sur ce pan de l’histoire de France. »
Malgré ces accrocs, le texte a été adopté à l’Assemblée nationale et fait consensus au Sénat. Mais la figure d’Alfred Dreyfus pourrait continuer à faire débat, notamment sur son entrée ou non au Panthéon, 90 ans après sa mort.
Matteo Ciaravino