Tout a commencé le 31 août 2021. Lors d’un rendez-vous sollicité auprès du cabinet de la ministre de l’Industrie, Nestlé Waters révèle qu’il utilise des méthodes de désinfection illégales dans ses usines, notamment des filtres à charbon et à ultraviolet. Le géant suisse avoue ainsi aux autorités que ses eaux étiquetées « minérales naturelles », commercialisées sous les célèbres marques Perrier, Vittel, Contrex et Hépar, subissent pour certaines des traitements interdits.
Si le groupe assure que ces pratiques sont aujourd’hui révolues, le grand public n’a eu connaissance du scandale qu’en janvier 2024, grâce aux révélations du Monde et de Radio France. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? Pourquoi une telle latence entre l’information du gouvernement et des citoyens, sur une affaire qui touche directement les consommateurs ? C’est la chronologie que tentent de retracer les sénateurs de la commission d’enquête sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille, avec l’audition d’Agnès Pannier-Runacher ce 2 avril.
Le ministère de l’Industrie « en position d’alerte »
« Vous avez été, par l’intermédiaire de votre cabinet, la porte d’entrée de Nestlé dans les délibérations ministérielles », rappelle le sénateur Laurent Burgoa (Les Républicains), en introduction de l’audition de l’actuelle ministre de la Transition écologique. Lors de cette fameuse réunion du 31 août, c’est en effet Agnès Pannier-Runacher qui gère le portefeuille de l’Industrie, et ce jusqu’en mai 2022. « À l’issue de cet entretien, mon directeur de cabinet m’a fait remonter un compte rendu sur les pratiques indiquées par Nestlé et ses doutes quant à la sincérité de leur démarche. Ce qui nous a mis en position d’alerte », raconte la ministre.
Dans ce contexte d’alerte, Agnès Pannier-Runacher demande une « analyse juridique » de la situation à la direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF). Dans cette note, remise dès le mois de septembre, l’autorité pointe bien qu’il y a « une difficulté quant à la dénomination “eau minérale naturelle”, au regard des traitements que Nestlé indique pratiquer », explique la ministre. En lien avec le ministère de la Santé, Agnès Pannier-Runacher décide du lancement d’une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS).
« J’ai lancé l’ensemble des enquêtes qui ont permis d’objectiver les agissements de Nestlé. Sans ces enquêtes, il n’aurait pas été possible de mettre à jour les problématiques qui ont été révélées aux juges », affirme la ministre. « Ce sont les travaux de l’IGAS qui ont mis au jour un certain nombre d’éléments qui n’auraient pas pu être révélés si cette mission n’avait pas été lancée », ajoute-t-elle.
« On pouvait difficilement faire plus précis et conforme à ce qui était la bonne façon de faire »
Si l’ancienne ministre de l’Industrie considère qu’elle a fait les bons choix, ce n’est pas l’avis de tous les sénateurs. Dès la réunion du 31 août, Agnès Pannier-Runacher avait la possibilité d’effectuer un signalement à la justice, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale qui impose aux agents de l’Etat de dénoncer tous les crimes et délits portés à leur connaissance. « Nestlé n’est pas venu nous voir en disant “je fraude le public, je ne respecte pas la règlementation”, c’était présenté d’une manière très sibylline », se défend la ministre, qui a immédiatement demandé à la DGCCRF d’éclaircir les faits.
Une décision lourde de conséquences, maintient le sénateur Alexandre Ouizille (PS), rapporteur de la commission d’enquête : « Vous faites le choix de ne pas porter cette information au public, ce qui a pour conséquence que le public n’a été informé de ces faits qu’en début d’année 2024 par voie de presse, et non pas par la voie des autorités publiques ».
« Nous mettons les moyens, la DGCCRF s’empare du dossier, elle est dans la pièce depuis le premier jour », rétorque Agnès Pannier-Runacher, insistant sur le fait que l’autorité de la concurrence a des pouvoirs de police en matière de fraude commerciale. « On pouvait difficilement faire plus précis et conforme à ce qui était la bonne façon de faire », ajoute-t-elle.
« Ce dossier, c’est quand même l’éloge de la lenteur ! »
Les sénateurs épinglent également la ministre sur un autre choix, opéré cette fois-ci conjointement avec le ministère de la Santé : le déclenchement d’une enquête de l’IGAS. Le rapport commandé à cette inspection ne vise en effet pas spécifiquement Nestlé, mais les pratiques de tous les minéraliers de France. Dans l’attente de la publication de ce document, la DGCCRF décide par ailleurs de stopper son enquête sur les pratiques de Nestlé. « Ce dossier, c’est quand même l’éloge de la lenteur ! », dénonce le sénateur socialiste Hervé Gillé.
« Le rapport de l’IGAS dilue le sujet à l’ensemble du secteur. On se retrouve dans une situation où le principal intéressé, celui qui est venu voir le ministère de l’Industrie en expliquant qu’il y a des problèmes, n’est pas contrôlé », souligne Alexandre Ouizille, pointant que l’IGAS ne s’est pas rendue dans l’usine du Gard où Nestlé produit la marque Perrier, pourtant concernée par les pratiques illégales. « Au stade où nous prenons cette décision, nous lançons toutes les investigations, nous mettons les moyens, nous élargissons le spectre, si nous ne l’avions pas fait on nous l’aurait reproché je pense », estime Agnès Pannier-Runacher, qui assure avoir plaidé pour un élargissement de l’enquête à tous les minéraliers « pour protéger les Françaises et les Français ».
Malgré les enquêtes lancées par les autorités, et l’ouverture d’une information judiciaire contre Nestlé pour « tromperie » au mois de février, le groupe reste pour le moment une boîte noire. Les sénateurs peinent toujours à comprendre les raisons de l’utilisation de filtres illégaux par Nestlé, confrontés au silence des dirigeants du groupe auditionnés. « Nous sommes toujours, à l’heure où je vous parle, dans une situation de flou artistique sur les traitements mis en place dans les usines du groupe », déplore Alexandre Ouizille. Le 9 avril prochain, c’est à Nestlé que la commission d’enquête accordera sa dernière audition, en entendant son directeur général Laurent Freixe. « Nous donnons au groupe une dernière chance de s’expliquer », lance Laurent Burgoa.