« À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. » Ce 8 avril, les sénateurs de la commission d’enquête sur le scandale des eaux en bouteille devaient entendre Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée. Mais, la veille, celui-ci a décliné la convocation, au nom du respect du principe de « séparation des pouvoirs ».
Une décision « incompréhensible », dénonce le rapporteur de la commission d’enquête, le sénateur socialiste Alexandre Ouzille. « Il n’y a pas de dispense pour Alexis Kohler, l’Elysée n’est pas une cité interdite », a-t-il fustigé, pointant que ce refus « instille le poison du doute et constitue un affront à la représentation nationale ».
« L’Elysée a ouvert les portes de certains ministères au groupe Nestlé »
En lieu et place de cette audition, les sénateurs de la commission d’enquête ont donc décidé, à l’unanimité, de dévoiler au public l’ensemble des documents qui leur ont été transmis par l’Elysée, dans le cadre du scandale des eaux en bouteille. Ces 74 pages prouvent les contacts répétés entre la présidence de la République et le groupe Nestlé, « jusqu’à une date très récente, même pendant les travaux de notre commission d’enquête », souligne le président de la commission Laurent Burgoa (Les Républicains). Ces documents seront annexés au rapport d’Alexandre Ouzille, présenté le 19 mai prochain, mais aussi accessibles en ligne.
En attendant ces révélations détaillées, le rapporteur a choisi de faire la lecture des « documents les plus significatifs », devant les sénateurs réunis ce 8 avril. Une série d’échanges de mails entre Nestlé et l’entourage du président de la République, qui prouvent que les contacts « sont fréquents » et que « l’Elysée a ouvert les portes de certains ministères au groupe suisse ». « La présidence de la République savait au moins depuis 2022 que Nestlé trichait depuis plusieurs années », constate Alexandre Ouzille.
Dans la droite ligne du Monde et de Radio France, qui ont enquêté sur le scandale des eaux en bouteille il y a plus d’un an, la commission d’enquête sénatoriale pointe le lobbying exercé par Nestlé auprès de l’Etat, pour faire assouplir la réglementation sur la filtration des eaux minérales naturelles. Pendant de longues années, le groupe a ainsi illégalement traité ses eaux des marques Vittel, Perrier, Contrex et Hépar, pour les débarrasser de certaines impuretés.
Des sources contaminées par des bactéries, voire des virus
Une situation dont l’Etat était informé, affirme Alexandre Ouizille. « Le 11 juillet 2022, le secrétaire général de l’Elysée rencontre Mark Schneider, le directeur général de Nestlé, dans le cadre du sommet Choose France », indique le sénateur socialiste. L’échange porte notamment sur « le dossier Nestlé Waters », après la remise d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui épingle le groupe pour ses pratiques. Un document rédigé par Victor Blonde, conseiller de Matignon et de l’Elysée sur le dossier, assure que cette rencontre revêt « un enjeu de com’, pour bien gérer la séquence ». À la lecture de ce premier document, le rapporteur de la commission d’enquête conclut : « Tout y est ou presque : l’Elysée sait qu’il y a un problème de qualité des eaux et Nestlé a mis les pouvoirs publics sous pression. »
D’après la suite des échanges lus par le rapporteur, l’Etat était également au courant des raisons pour lesquelles Nestlé utilisait des filtres illégaux. « La présidence de la République avait connaissance de contaminations bactériologiques, voire virologiques, sur certains forages », affirme Alexandre Ouizille. Le 18 décembre dernier, à la demande d’un lobbyiste de Nestlé, Alexis Kohler a ainsi reçu la PDG de Nestlé Waters, Muriel Lienau, pour un entretien « en urgence ». Un mail, adressé par une conseillère au secrétaire général de l’Elysée pour préparer cet entretien, dresse un état des lieux alarmant de la situation dans les usines du groupe.
« Pendant plusieurs années, sur de nombreux sites, Nestlé Waters a usé de traitements de désinfection de ses eaux minérales pour éviter toute contamination bactérienne ou virale, tout en continuant à vendre les bouteilles sous l’appellation eau de source ou eau minérale naturelle », explique la conseillère dans son mail. Celle-ci souligne également que des « contaminations bactériennes ou virologiques épisodiques » se produisent déjà sur les forages de la marque Perrier. Le même jour, un mail d’un autre conseiller à Alexis Kohler pointe également que les sources qui alimentent Perrier sont « de plus en plus régulièrement polluées, notamment de sources bactériologiques, et en partie de matières fécales ».
Alexandre Ouizille propose de « conforter les pouvoirs des commissions d’enquête »
Sur cette question centrale de la contamination des sources, les sénateurs de la commission d’enquête peinent encore à obtenir des réponses de la part de Nestlé Waters. Plusieurs dirigeants du groupe ont déjà été auditionnés, refusant de répondre aux questions des sénateurs sur la raison de l’utilisation de filtres interdits. Le géant suisse aura une dernière occasion de s’expliquer, ce 9 avril, avec l’audition du directeur général de Nestlé Laurent Freixe.
En attendant, le silence des dirigeants déjà convoqués, ajouté au refus d’Alexis Kohler d’être auditionné, interroge Alexandre Ouizille. Dans le cadre de son rapport, qui doit être dévoilé le 19 mai, le sénateur socialiste proposera ainsi « une modernisation » des ordonnances du 17 novembre 1958, qui encadrent le fonctionnement du Parlement. « Il faut d’urgence conforter les pouvoirs des commissions d’enquêtes parlementaires », appelle-t-il. « Nous allons remettre le Parlement au milieu du village », assure-t-il.