Faut-il parler d’un « scandale d’Etat » ? Le terme divise au sein de la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille. L’écologiste Antoinette Guhl, pionnière sur ce dossier, l’emploie volontiers, mais le président de la commission d’enquête, le LR Laurent Burgoa, et son rapporteur, le socialiste Alexandre Ouizille, se montrent un peu plus mesurés. Pour autant, leur rapport, présenté ce lundi 19 mai à la presse, n’épargne ni le groupe Nestlé Waters, qui a contourné pendant des années la réglementation en matière de filtration de ses eaux minérales, ni l’Etat, accusé d’avoir mis en place une « stratégie de dissimulation » après avoir été informé de ces pratiques.
Les élus ont enquêté pendant six mois, et procédé à l’audition de plus de 120 personnes. Des échanges parfois tendus, notamment avec les responsables de Nestlé Waters, et qui débouchent aujourd’hui sur au moins deux signalements judiciaires. « Il nous a semblé que les propos de Ronan Le Fanic [directeur industriel de Nestlé Water, ndlr], écartant le 26 mars toute idée de contamination sur les chaînes Perrier, était en contradiction avec les documents dont nous disposions », a indiqué Laurent Burgoa ce lundi, à l’occasion d’une conférence de presse. Les élus ont donc saisi la justice pour « faux témoignage ».
Pour rappel, une commission d’enquête parlementaire dispose de pouvoirs d’investigation particuliers. Les personnes que souhaitent auditionner les élus risquent des poursuites judiciaires si elles refusent de donner suite à leur convocation. Par ailleurs, dans la mesure où elles sont invitées à prêter serment avant d’être entendue, elles s’exposent aussi au risque de parjure.
« Je considère que c’est un mensonge »
Le deuxième signalement concerne Muriel Lienau, directrice générale de Nestlé Waters, auditionnée le 19 avril. Il n’a toutefois pas été fait au nom de la commission d’enquête, mais à titre individuel par l’une de ses membres, la sénatrice Antoinette Guhl. Cette dernière avait interrogé Muriel Lienau sur la contamination possible des eaux minérales du groupe, dès leur captation, en matières fécales ou en PFAS. Ce à quoi Muriel Lienau avait répondu : « Toutes nos eaux sont pures à la source ».
« Je considère que c’est un mensonge », explique l’écologiste. « Au mois de mars, une semaine avant que nous ayons Madame Lienau en audition, [Nestlé Waters savait que] des centaines de milliers de bouteilles Perrier contenaient des bactéries », relève-t-elle.
La stratégie « d’obstruction » des dirigeants de Nestlé Waters
Lors de cette audition, la directrice générale de Nestlé Waters a refusé à plusieurs reprises de répondre aux questions des élus. Le même cas de figure s’était également produit quelques jours plus tôt, avec Sophie Dubois, la présidente de Nestlé Waters France. Ce manque flagrant de coopération a soulevé au sein de la commission d’enquête la question d’un éventuel « refus de déposer ».
« Il a fallu revoir avec minutie les comptes rendus des d’auditions. Elles se sont traduites par une véritable obstruction, ceci est clair mais cela n’est pas encore sanctionné par la loi. Si certains propos étaient ambigus, ils l’étaient justement trop pour étayer un signalement ayant des chances de prospérer devant la justice », a détaillé Laurent Burgoa.
Le cas Alexis Kohler
Les élus ont également renoncé à faire un signalement sur Alexis Kohler, l’ex-secrétaire général de l’Elysée, qui a refusé d’être auditionné par le Sénat. Le bras droit d’Emmanuel Macron est apparu comme l’un des personnages clefs de ce dossier, dans la mesure où il s’est entretenu à plusieurs reprises avec des responsables de Nestlé Waters lorsque l’exécutif a pris connaissance des pratiques frauduleuses de l’industriel. Si l’intéressé a bien transmis certains documents à la commission d’enquête, il a toutefois opposé une fin de non-recevoir aux convocations des élus.
Dans ce cas particulier, les sénateurs ont tiré les leçons d’une situation similaire à l’Assemblée nationale, les députés s’étant tournés vers la justice après que le secrétaire général de l’Elysée a également dérogé à une convocation des parlementaires, cette fois dans le cadre d’une commission d’enquête sur le dérapage des finances publiques. Or, la procureure de Paris n’a pas donné suite à ce signalement. Il existe sur ce type de situation un flou lié à la différence de statut entre le gouvernement, « responsable devant le Parlement », et les prérogatives de la présidence, notamment « l’irresponsabilité politique » du chef de l’Etat.
« Lorsque l’Elysée nous transmet les documents, ils nous précisent bien qu’ils nous transmettent ces documents parce qu’ils n’ont pas servi à une prise de décision du président de la République. Mais de la même manière, celui qui viendrait commenter ces documents, en quoi pourrait-il être couvert par l’irresponsabilité politique du président de la République ? », objecte le rapporteur Alexandre Ouizille.
En tout état de cause, la commission d’enquête a préféré jouer la prudence et n’a pas voulu prendre le risque d’un revers judiciaire, ce qui aurait pu éclipser le reste de ses travaux. « La décision de la procureure de Paris, par suite d’une saisine dans l’autre chambre, nous donne raison, puisqu’elle n’a pas eu de suite. Donc nous avons été visionnaires, on a vu que ça n’irait pas loin. On n’a pas voulu faire le buzz », justifie Laurent Burgoa.
Pour autant, les élus ont annoncé vouloir déposer une proposition de loi pour renforcer les pouvoirs d’enquête du Parlement, considérant que cet outil démocratique est apparu comme « fragile » face aux nombreuses oppositions rencontrées durant leurs travaux.