Le Sénat a rejeté ce jeudi 3 avril l’imprescriptibilité au civil des violences sexuelles commises contre un mineur. En revanche, les élus ont voté en faveur de l’allongement à 30 ans du délai de prescription de ces violences, alignant ainsi la procédure sur ce qui existe déjà dans le Code pénal. Les sénateurs examinaient la proposition de loi visant à « renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes », un texte porté par Aurore Bergé, la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, et qu’elle a déposé lorsqu’elle était encore députée. La Chambre haute a procédé à de nombreuses modifications avant de voter à l’unanimité ce court texte, déjà adopté par l’Assemblée nationale le 28 janvier.
Si l’objectif global de la proposition de loi, à savoir renforcer l’arsenal législatif contre les infractions sexuelles et les comportements sexistes, notamment en caractérisant certaines violences psychologiques, était partagé par l’ensemble des bancs, la réforme de la prescription qui figure à l’intérieur du texte a soulevé d’âpres débats dans l’hémicycle.
« Voulons-nous nous contenter de symboles, même si l’on sait leur effectivité douteuse ? »
« Lorsqu’un enfant devenu adulte trouve le courage de parler, il se heurte à un nouveau mur. Il a fallu des décennies pour se souvenir, comprendre, nommer, affronter et au bout de ce chemin difficile, la justice lui répond : prescription ! », a défendu la ministre à la tribune. L’article 1, rejeté par les députés en début d’année, prévoyait dans sa mouture initiale de rendre imprescriptible l’action en responsabilité née d’un dommage corporel résultant d’actes de torture, de barbarie, de violences ou d’agressions sexuelles commises contre un mineur. Sa suppression a été maintenue lors de l’examen en commission, principalement pour des raisons d’effectivité. Les amendements visant à le rétablir, défendus par les macronistes, les écologistes et les communistes, ont tous été rejetés cet après-midi.
« Le risque déceptif », avec des actions en justice ayant peu de chance d’aboutir en raison du délai écoulé entre les faits et le procès, a longuement été invoqué. « Il y a là une question de principe : voulons-nous nous contenter de symboles, même si l’on sait leur effectivité douteuse ? », a notamment interrogé la rapporteure centriste Dominique Vérien.
Pour rappel, l’action civile permet à une victime d’obtenir l’indemnisation d’un préjudice, mais celle-ci doit en apporter la preuve. L’action pénale permet de déclencher une enquête judiciaire sur des faits qui constitueraient une infraction, c’est-à-dire un trouble à l’ordre public. En l’état actuel du droit, l’action civile se prescrit au bout de 20 ans, à compter de « la date de consolidation », un terme juridique qui désigne le moment à partir duquel les préjudices physiques ou psychologiques qui découlent des violences subies se sont stabilisés.
Mais comme l’a relevé Aurore Bergé, dans le cas d’une agression sexuelle ou d’un viol, cette borne semble pratiquement impossible à fixer. « Dire que, finalement, tout au long de sa vie, on n’aura jamais accès à la consolidation, ça voudrait dire qu’il y aurait une imprescriptibilité de fait ? Dans ce cas-là autant l’écrire ! C’est plus simple, plus lisible », a-t-elle argumenté.
L’imprescriptibilité, un « totem » juridique
Dans les rangs socialistes, la sénatrice Laurence Rossignol, ancienne ministre de François Hollande, a déploré une forme de tabou autour de la notion d’imprescriptibilité pénale, qui n’existe dans le droit français que pour deux catégories de crimes : les génocides et les crimes contre l’humanité. « Il faut que l’on cesse de n’aborder la question de l’imprescriptibilité pénale [pour les crimes sexuels] que sous l’angle de savoir si ça affaiblirait ou pas l’imprescriptibilité qui existe pour les crimes contre l’humanité. À chaque fois on résonne comme ça. », a-t-elle regretté.
« Il y a une espèce de totem autour de l’imprescriptibilité pénale qui nous interdit de prévoir l’imprescriptibilité des crimes sexuels que nous demandent les victimes. Et donc on bidouille, et là on va encore bidouiller… On a déplacé le débat sur l’imprescriptibilité civile. La ministre a été maligne, elle a cherché à répondre à la demande tout en essayant de satisfaire aux arbitrages systématiques sur la dimension pénale », a encore relevé la socialiste.
C’est finalement l’amendement de repli de la sénatrice RDPI Solanges Nadille qui l’a emporté, proposant de rapprocher la procédure civile de la procédure pénale, avec un délai de prescription qui passe ainsi de 20 à 30 ans pour les victimes mineures.
La prescription pénale glissante étendue aux victimes majeures
En revanche, les sénateurs ont validé l’extension de la prescription pénale glissante aux victimes majeures de viol. Pour mémoire : depuis la loi du 21 avril 2021, le délai de prescription est allongé pour les auteurs d’un viol sur mineur si un nouveau méfait a été commis. Dans ce cas, le délai de prescription du premier délit court jusqu’à la prescription du second.
Renforcement de l’infraction de harcèlement sur conjoint
L’article 3 de la proposition de loi, prévoyant initialement la création d’une nouvelle infraction dite de « contrôle coercitif », a également nourri de vifs échanges. Le contrôle coercitif désigne de manière assez large différents ressorts affectifs et psychologiques, par lesquels un individu en place un autre sous son emprise. « Les violences conjugales ne commencent jamais par des coups. Les femmes ne sont pas stupides, si on levait la main sur elles dès le premier jour, elles partiraient en courant. Non, la mécanique est plus insidieuse et implacable, le contrôle coercitif est une stratégie d’anéantissement, un poison qui s’infiltre lentement dans l’existence presque subrepticement », a expliqué la ministre.
Mais les élus, suivant les recommandations de la commission des lois, ont estimé que la définition retenue par l’Assemblée nationale était trop fragile d’un point de vue constitutionnel, faisant appel à des notions juridiquement floues comme « la peur » ou « la crainte ». « On voit bien la difficulté d’inscrire dans la loi ce qui est, à l’origine, un concept sociologique », a pointé la rapporteure LR Elsa Schalck.
In fine, le Sénat s’est prononcé pour un simple renforcement de l’infraction existante de harcèlement sur conjoint, en y intégrant les comportements répétés, susceptibles de porter atteinte à l’autonomie de la victime.
Adoptée en fin d’après-midi dans un hémicycle relativement clairsemé, et après plus de 4 heures de débats au cours desquels ne sont intervenues, à deux exceptions près, que des sénatrices, la proposition de loi d’Aurore Bergé doit désormais faire l’objet d’une nouvelle lecture à l’Assemblée nationale. En fin de séance, la ministre a redit sa volonté « d’avancer sur une loi-cadre permettant de réinterroger tout l’arsenal juridique existant » en matière de violences sexuelles, un texte vivement réclamé par les associations.