La nuit a dû être courte pour la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil. Ils ont réceptionné la veille au soir près de 50 gigaoctets de données de la part du ministère de la Santé. Parmi eux, l’intégralité des « livrables », c’est-à-dire toute la littérature et les documents conçus par les cabinets de conseil auxquels la rue de Ségur a fait appel dans le cadre de la crise sanitaire. Plusieurs pièces ont attiré l’attention de la commission sénatoriale dans ces quelque milliers de fichiers, obtenus en vertu de son pouvoir constitutionnel d’obtention de documents.
C’est avec plusieurs de ces « livrables », exhumés de cette masse de données, que la rapporteure de la commission, Éliane Assassi (groupe communiste) demande des éclaircissements au ministre de la Santé Olivier Véran, ce 2 février. « Leur lecture donne quand même le vertige, car elle démontre une intervention massive de ces cabinets sur tous les points de la crise sanitaire et sur des missions qui nous semblaient relever de l’administration », s’inquiète la sénatrice, en guise de préambule.
La parlementaire brandit d’abord un livrable du 23 août 2021, sur le bilan des injections vaccinales et sur les projections pour atteindre la cible de 50 millions de primo-vaccinations en septembre. Et demande quel a été le rôle du cabinet de conseil américain McKinsey dans l’établissement de ces projections transmises, comme c’est indiqué, au Conseil de défense à l’Élysée. Pour Olivier Véran, les consultants de McKinsey ont seulement « contribué » à ces documents, non classifiés, en renfort des équipes des ministères. « Ce ne sont pas des livrables, ce sont des documents internes au ministère, qui relèvent des équipes du ministère et auxquels McKinsey a participé. Ce ne sont pas des documents estampillés McKinsey. » Reste à trouver pour les sénateurs la trace du contrat de ces prestations.
« Est-ce qu’il y a marqué McKinsey quelque part dans ce document ? »
Autre document porté à la connaissance du ministère : un livrable, daté quatre jours après l’allocution d’Emmanuel Macron sur l’extension du passe sanitaire, et intitulé « Sécuriser l’objectif de 40 millions de vaccinés à fin août ». Là encore, Olivier Véran reste sur la même explication. Renfort en ressources humaines. « Est-ce qu’il y a marqué McKinsey quelque part dans ce document ? Il y a marqué quel logo ? Ministère », tranche-t-il.
Rappelant qu’il s’agissait d’une situation, de crise, « exceptionnelle », le ministre veut battre en brèche toute idée d’influence du cabinet. Les contrats sont clairs, selon lui. Ils excluent « toute forme de conseil en politique publique, en droit, en matière médicale et bien sûr de substitution en matière décisionnelle ». « À aucun moment McKinsey ne m’a fait prendre une décision en lien avec la crise sanitaire ou la campagne vaccinale », insiste-t-il.
Arnaud Bazin ne « s’attendait pas à une autre réponse », évidemment. Mais le président (LR) de la commission d’enquête pense que la réalité est sans doute plus complexe que « cette présentation un peu binaire des choses ». « Les éléments qu’on vous transmet contiennent déjà des éléments d’orientations plus ou moins subtils », relève-t-il. Il en donne pour preuve les trois scénarios calculés par le cabinet Roland Berger au sujet du stock stratégique de gants médicaux, dans une note remise en octobre 2020. « Est-ce qu’il y a vraiment un arbitrage politique à faire quand on a une telle démonstration préalable ? Le consultant ferme la porte à deux des trois scénarios donc il reste simplement à bénir le troisième. »
Olivier Véran dément que le document soit arrivé directement sur son bureau. « Tout passe par le filtre de la direction générale de la Santé […] Elles sont retraitées par l’administration, mon cabinet et ensuite mon directeur de cabinet », explique-t-il, avant de préciser qu’il ne retient « pas à chaque fois » un scénario présenté par son administration.
» A lire : McKinsey sous le feu des questions de la commission d’enquête du Sénat, le 18 janvier
Après un jeu de ping-pong sur la règle en matière d’estampillage des documents en cas d’appui d’un cabinet de conseil, Éliane Assassi veut éclaircir un autre point, qui laisse cette fois peu de doutes. Tirant une autre liasse, elle saisit une note cosignée par un salarié d’un cabinet privé. Olivier Véran ne comprend pas vraiment où les sénateurs veulent en venir. « Une note à la direction générale de la santé peut être rédigée par des équipes qui viennent en renfort issues de cabinet privés […] Si vous nous aviez demandé la liste des documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez eu une feuille blanche. »
Une « confusion » entre les productions de consultants et celles de l’administration qui gêne les sénateurs
Il n’empêche, l’absence de logo McKinsey perturbe les membres de la commission. Jérôme Bascher (LR), qui se présente comme un fin connaisseur de l’administration, considère que cela peut entraîner une « demi-confusion », qui peut être « perturbante ». Ce statisticien issu de l’Insee aurait préféré une séparation nette. Une question de responsabilité, en somme. « C’est toujours le cas en temps normal, ce n’est jamais ou très rarement le cas en situation exceptionnelle », concède Olivier Véran. Et tout le problème est là pour le président Arnaud Bazin. « On a l’impression qu’on a pris des agents publics dans un vivier privé, sans avoir passé un marché clair sur une mission précise avec les cabinets privés ». Cette fois, le ministre perd patience, et reproche aux parlementaires de « sortir du cadre » de la commission d’enquête. « Vous êtes en train de conclure ou d’insinuer qu’il y aurait des marchés pas clairs. » Le ministre rappelle que toutes les règles du Code des marchés publics ont été respectées. Seule différence : les consultants ont été intégrés directement dans des équipes.
De la même manière, il assure que la règle du tourniquet a été respectée, ce principe selon lequel l’Etat doit tourner, et ne pas privilégier un cabinet en particulier. Très attaché à ce point, le sénateur Arnaud Bazin relève pourtant régulièrement que McKinsey a bénéficié de plusieurs contrats à la suite, plus d’une dizaine au total, dans la crise sanitaire. Olivier Véran évoque la « continuité » de contrats sur une même action. D’ailleurs, le ministère avait toujours recours au prestigieux cabinet, au moment où l’audition se déroulait. « Nous avons très récemment, tout début 2022, à nouveau contractualisé avec le cabinet McKinsey en renfort de la campagne de vaccination pédiatrique cette fois. Jusqu’à la date du 4 février 2022 », révèle le ministre.
26,79 millions de dépenses de conseil pour le ministère de la Santé depuis 2020
Les facturations des prestations sont également beaucoup revenues au cours de l’audition. Éliane Assassi évoque ainsi les missions de coordination assurées par McKinsey, sur lesquelles la directrice générale de Santé Publique France s’était montrée peu loquace en audition. « On parle d’argent public. 700 000 euros, pour une personne qui assure la coordination opérationnelle et une personne pour être dans une tour de contrôle à Santé Publique France. Sincèrement… vous ne trouvez pas que ça fait un peu cher la mission ? » Olivier Véran a indiqué que personne n’était disponible pour assumer la mission et dès que la situation l’a permis, le consultant privé a été remplacé. Dans la France « en guerre », le ministère de la Santé était sursollicité. « Je peux vous garantir que personne n’était planqué dans les placards en train de se tourner les pouces pendant la crise sanitaire. » Quant au montant, le ministre doute qu’il s’agisse d’une seule personne.
Jusqu’ici, les sénateurs manquaient de chiffres précis sur le coût total des prestations de conseil commandés par le ministère de la Santé. Le chiffre de 25 millions d’euros circulait. Olivier Véran a affiché la fourchette : 26,79 millions d’euros depuis mars 2020 (contre 1,717 million en 2019). « Ce coût reste toutefois modéré au regard de l’ensemble des dépenses sanitaires », tempère-t-il, en évoquant 30 milliards d’euros de dépenses de crise. Le ministre affirme en parallèle qu’aucun cabinet n’a travaillé à titre gracieux pour le ministère. « Zéro pro bono », a-t-il répondu, en référence à des missions d’intérêt général (pour le bien public). Au cours de leurs auditions, les sénateurs de cette commission d’enquête ne manquent jamais d’aborder ce sujet, car ils craignent que ces engagements bénévoles ne débouchent sur d’autres opérations moins désintéressées.
Quant à la déontologie des consultants externes, au-delà des règles classiques de confidentialité et des obligations contractuelles, Olivier Véran reconnaît ne pas pouvoir « au-delà de la loi ». « La loi ne prévoit pas d’aller regarder les éventuels conflits ou liens d’intérêt d’une personne que vous prendriez dans le cadre d’une mission externe. »
Résumant l’intervention de consultants à un « appui », indispensable en temps de crise, ou pour le besoin de compétences « expertes » voire d’un « regard extérieur », Olivier Véran assure qu’en cas de future crise similaire au covid-19, il aurait probablement la même démarche qu’actuellement. « S’il y avait une nouvelle crise qui devait arriver, et si nous avions dans l’urgence besoin de prendre des décisions et de faire appel à des compétences où qu’elles soient, je ne me cacherai pas, je ferai appel à des compétences où qu’elles se trouvent, publiques ou privées. »