Les institutions parlementaires ont réussi à tenir au printemps 2020. Les textes d’urgence ont été débattus et adoptés, et les missions de contrôle ont pu être maintenues. Mais à quel prix ? Avec un nombre volontairement plafonné de parlementaires autorisés à être présents. La soudaine flambée épidémique de mars 2020 a entraîné bien des questions sur les règles de fonctionnement des assemblées. Un an après le premier confinement, l’heure est au bilan. Septième épisode de notre série « la démocratie sous covid ».
La continuité du Parlement en pleine pandémie de coronavirus a été assurée autant que possible au printemps 2020 (relire nos épisodes 1, 2 et 3). Les conditions étaient loin d’être optimales, plusieurs sénateurs l’ont reconnu publiquement. Le 21 avril 2020, après un mois de confinement – quasiment à mi-parcours – la sénatrice (PS) Marie-Pierre de La Gontrie, membre de la commission des lois, s’impatiente légitimement. « Oui le Parlement fonctionne en « mode dégradé ». Mais ce qui était compréhensible en début d’épidémie, l’est de moins en moins ! Organisons-nous pour siéger dans des conditions démocratiques normales. » Dès le 16 mars, dans la foulée de l’allocution d’Emmanuel Macron, Julien Bargeton, sénateur LREM de Paris, rêvait d’un fonctionnement plus adapté aux circonstances. « La délibération démocratique est maintenue dans cette crise du covid-19, mais elle doit prendre des formes nouvelles pour rester cohérente avec les mesures annoncées. Les parlementaires pourraient voter à distance, par exemple, grâce au numérique. »
A l’Assemblée nationale, où les mêmes enjeux se sont posés, les députés ont adopté une résolution afin de modifier le règlement, le 1er mars 2021. Elle fait actuellement l’objet d’une saisine au Conseil constitutionnel. Dans le détail, elle contient un seul article, qui concerne « l’organisation des travaux parlementaires en période de crise ». L’article unique fixe des règles pour la participation des députés absents. « En cas de circonstances exceptionnelles de nature à affecter de façon significative les conditions de participation, de délibération et de vote », l’Assemblée nationale pourrait recourir à des outils de travail à distance, « en tenant compte de la configuration politique de l’Assemblée ». Ce fonctionnement hybride devrait donc respecter les équilibres politiques.
L’autre disposition la plus sensible est la possibilité d’un vote à distance, en cas de circonstances exceptionnelles, pour certains types de délibérations. Les votes sur l’ensemble d’un texte sont concernés, mais pas les votes sur des amendements ou des articles. Sont concernés également les votes sur les déclarations du gouvernement qui n’engage pas sa responsabilité. L’idée est également d’assouplir les règles de fonctionnement des commissions, en permettant la nomination de rapporteurs ou l’adoption de rapports à distance.
Les grandes réserves de Philippe Bas sur le vote à distance
Au Sénat, le vote à distance pourrait ne pas susciter le même engouement. L’influent Philippe Bas (LR), l’ancien président de la commission de lois, dont la voix porte dans la majorité sénatoriale, se dit à ce sujet « extrêmement prudent ». Il y voit beaucoup d’inconvénients. « On ne délibère pas de la même façon à distance. Non seulement cela comporte une déperdition d’informations, un manque de spontanéité dans l’expression. Elle ne permet pas de saisir autre chose que le langage des mots, l’ambiance : tout ceci compte dans une délibération. Mais il y a aussi l’aléa technologique qui peut exclure une partie des parlementaires », met en garde le sénateur de la Manche.
L’argument technique va du simple bug, à la mauvaise connexion internet dans un territoire rural, jusqu’au risque d’interception des données. Plus problématique encore, pour Philippe Bas, le vote à distance ne peut garantir qu’il n’y aura aucune influence sur le vote, ni qu’une autre personne votera à la place d’un parlementaire. « Quand on se réunit dans l’enceinte du palais Bourbon ou au palais du Luxembourg, la protection de chaque député et sénateur est assurée », rappelle-t-il.
Cinq Etats européens ont mis en place à vote à distance parlementaire durant la crise
Sur ce genre de sujet, il est par ailleurs instructif de regarder les pratiques à l’étranger ou supranationales. Le Parlement européen, par exemple, a mis en place une « procédure alternative de vote » et un cadre temporaire pour la participation à distance aux séances et commissions. Un système de vote sécurisé a été installé, mais les eurodéputés doivent en parallèle envoyer un bulletin de vote en papier signé, le seul qui fera foi au procès-verbal.
Le Parlement européen a par ailleurs dressé un comparatif des mesures adoptées dans les différents Etats membres. Le vote électronique n’a été permis que dans un nombre restreint de parlements. L’Espagne, la Pologne, la Roumanie et la Slovénie l’ont introduit pour les deux chambres de leurs systèmes bicaméraux. La Belgique s’est limitée à sa Chambre des représentants. La France va-t-elle se retrouver dans ce dernier cas de figure ?
Un travail en cours sur le fonctionnement du Sénat en temps de crise
Comme à l’Assemblée nationale, des réflexions sur le travail parlementaire en période de crise sont menées au Sénat, sur les modalités d’adaptation de la participation et d’un éventuel système hybride mêlant présence au Sénat et participation à distance. Le groupe de travail sur la modernisation des méthodes de travail au Sénat, conduit par Pascale Gruny (LR) et qui comprend les présidents de groupes politiques, le président du Sénat, et d’autres membres au prorata du poids des groupes, a achevé la première phase de ses travaux de réflexion le 10 mars 2021. Parmi les thèmes abordés par cette délégation : le Sénat en temps de crise. « Nous avons eu la crise à gérer, cela a créé une expérience, on a mis en place des outils. Là, c’est amener une réflexion plus large sur un Sénat empêché », nous explique Pascale Gruny.
Également sollicité par Public Sénat, le président du groupe écologiste Guillaume Gontard, qui a pris part à ces discussions, se montre très opposé à l’éventualité d’un vote à distance. « C’est une solution de facilité. Pour moi, elle est dangereuse. » « On s’est posé la question. Ce qu’il en ressort : c’est quelque chose de particulièrement coûteux et complexe à mettre en œuvre. Si on imagine un parlement à distance, on n’est jamais à l’abri d’un piratage. Je pense qu’on doit pouvoir faire fonctionner le Parlement quelles que soient les conditions », témoigne-t-il. L’idée serait plutôt de formaliser les choses en matière de réduction des parlementaires présents en cas de crise. D’autant que le Sénat peut fonctionner en hémicycle avec son système de délégation de vote.
« On est plutôt à se dire qu’il faut trouver des solutions pour qu’on puisse continuer à se réunir », explique Guillaume Gontard. « Quand on se projette, on peut imaginer des cas de guerre, ou une partie du territoire concernée par un accident nucléaire. Il y a une nécessité de trouver un autre lieu. »
Les socialistes demandent d’autoriser la prise de parole au nom d’un collègue empêché
Le cadre juridique, qui débouchera sur une proposition de résolution, doit être abordé lors de la prochaine réunion du bureau du Sénat, le 25 mars. « Les sujets sont larges, cela méritera plusieurs séances du bureau », anticipe Pascale Gruny. Un échange pourrait aussi avoir lieu avec la commission des lois. Le fonctionnement du Parlement en temps de crise n’est pas le seul aspect abordé dans les travaux. La délégation se penche également sur le contrôle des ordonnances – qui se sont multipliées durant le quinquennat, et plus encore durant l’année écoulée – sur le temps de parole en séance ou encore sur la question des pétitions adressées au Sénat, pour provoquer des initiatives législatives. Cette expérimentation pourrait être pérennisée.
Au groupe socialiste, une marge d’amélioration est souvent citée : la défense des amendements. « Il faut en profiter pour moderniser le fonctionnement. Le fait qu’un amendement ne puisse être présenté que par son auteur ou ses cosignataires, dès lors que la jauge de sénateurs est limitée, j’estime que mon droit d’initiative parlementaire a été questionné », se souvient Olivier Jacquin. Marie-Pierre de la Gontrie le demandait dès le mois de mai. « Le Parlement doit désormais s’adapter à la période et permettre aux collègues confinés de participer aux débats : en autorisant des prises de parole au nom d’un collègue empêché, et en instaurant l’intervention sur écran dans l’hémicycle. Déconfinons la démocratie parlementaire », écrivait-elle.
Etant donné le faible accueil réservé à la question du vote à distance, il ne faut sans doute pas attendre de révolution dans les propositions du Sénat, qui seront plutôt l’occasion de formaliser quelques corrections du règlement. « La période confinement n’a pas été une période où le Parlement a été empêché de fonctionner de manière intensive », reconnaît Philippe Bas.