La figure de l’abbé Pierre était déjà profondément écornée. Se pose maintenant la question de la responsabilité de l’institution catholique. Depuis cet été, trois rapports ont fait état d’accusations de violences sexuelles de la part de celui qui a occupé le haut du classement des personnalités préférées des Français de 1993 à 2003. 33 accusations d’agressions sexuelles et de viols ont été recensées émanant de personnes qui étaient des enfants au moment des faits présumés.
Après avoir été destinataire d’un témoignage en juin 2023, Emmaüs France et la Fondation abbé Pierre avaient mandaté un cabinet (Egaé) expert de la prévention des violences sexuelles pour récolter les témoignages. Une ligne d’écoute téléphonique a été mise en place pour recueillir de nouveaux témoignages. Connu pour son appel de 1954, l’abbé Pierre avait été à l’initiative de la création d’Emmaüs et de la Fondation abbé Pierre. Emmaüs a indiqué qu’elle retirait de son logo la mention faisant référence à l’abbé Pierre. La fondation Abbé Pierre a également changé de nom et est devenue la fondation pour le logement des défavorisés.
Dans un livre publié jeudi, « abbé Pierre, la fabrique d’un saint » (ed. Allary), les journalistes Laetitia Cherel et Marie-France Etchegoin révèlent, après avoir consulté des archives du Vatican, que le Saint-Siège était au courant « dès l’automne 1955 » des agissements de l’abbé Pierre, après des courriers d’alerte des cardinaux américain et canadien
Les deux journalistes font notamment état d’une lettre du Vatican datée du 11 novembre 1955 envoyée à Alexandre Renard, l’évêque de Versailles, pour le sommer d’ouvrir « une procédure judiciaire ». En réponse, ce dernier estime « que les relations ‘inhonestae'[déshonorantes] de l’abbé ont été moins graves qu’il n’a été dit ». Mais surtout, Alexandre Renard insiste sur le fait qu’en France le prêtre est devenu « un symbole aux yeux des masses qu’il galvanise à la manière d’un prophète ».
L’abbé Pierre « préserve l’honneur de l’Eglise qui s’était beaucoup compromise avec le régime de Vichy »
A la sortie de l’hiver 54, la renommée du fondateur d’Emmaüs est, en effet, à son paroxysme. « Après la seconde guerre mondiale, la France est détruite, et le mal logement est un enjeu qui dépasse la pauvreté et touche même les Français qui travaillent. Dans ce contexte, l’abbé Pierre, ancien député MRP et ancienne figure de la résistance préserve l’honneur de l’Eglise qui s’était beaucoup compromise avec le régime de Vichy. Une époque aussi où le recueil de la parole des victimes de viols est loin des priorités. Au sein de l’Eglise, lorsqu’il faut traiter le cas d’un clerc fautif, ce qui arrive quand même, la victime est aussi oubliée », rappelle Frédéric Gugelot, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Reims, spécialiste de l’histoire culturelle du religieux.
« Si l’Eglise avait fait son travail, peut-être qu’il n’y aurait pas de victimes aujourd’hui », déplore Véronique Margron, théologienne et présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France. « A cette époque, des ecclésiastiques d’Outre Atlantique alertent le Vatican sur la dangerosité de cet homme. Une enquête est quand même diligentée par le Saint-Office, qui est une institution extrêmement puissante au Vatican et les autorités, de l’Eglise en France ne répondent pas. Il faut ouvrir toutes les archives de l’Eglise, des diocèses, et d’Emmaüs pour permettre aux victimes de comprendre ».
La Conférence des évêques de France (CEF) a annoncé jeudi qu’elle allait « se rapprocher de la Nonciature (ambassade du Saint-Siège, ndlr) et du Vatican pour faire la lumière sur ces éléments dont elle n’avait pas connaissance, n’en ayant nulle trace dans ses archives ». Pour la CEF, c’est « une bonne chose que la vérité puisse être faite ». Elle rappelle que les archives du Centre national des archives de l’Église de France (CNAEF) ont été ouvertes de façon anticipée dès septembre 2024 face à l’émotion suscitée après les premières accusations visant l’abbé Pierre. Elles avaient montré comment, dès les années 1950, la hiérarchie épiscopale avait gardé le silence sur un comportement jugé « problématique » mais jamais nommé.
« C’est la culture du silence en général au sein de l’Eglise qu’il faut combattre »
Ou en sont le traitement et la prévention des violences sexuelles au sein de l’Eglise ? En 2021, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France avait déclenché une polémique en affirmant que « le secret de la confession » était « plus fort que les lois de la République ». « C’est la culture du silence en général au sein de l’Eglise qu’il faut combattre. Je ne suis pas certaines que beaucoup de précriminels ou de violeurs se confessent. Je pense qu’ils sont plutôt dans un sentiment d’impunité », estime Véronique Margron.
« L’Eglise n’est pas encore au bout de ses réformes », note Dominique Vérien (centriste), présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat, qui n’exclut pas de demander une mission d’information sur les suites données aux préconisations du rapport Sauvé. En 2021, la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) avait évalué à 330.000 le nombre de victimes depuis 1950.
Interrogé par publicsenat.fr, la semaine dernière, Alain Esquerre porte-parole des victimes de Notre-Dame de Bétharram préconisait d’associer les victimes à la formation des prêtres. « Ça commence à se faire dans certains séminaires, les prêtres en formation prennent connaissance de ce que représentent les violences traumatiques. Mais on ne peut pas se limiter à ça. Il faut travailler aussi sur la question de la sexualité et de ce qu’implique une vie de célibat », préconise Véronique Margron.