L’accusation est forte : « La justice est aux ordres ». Dans une tribune au Monde, Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste et professeur agrégé de droit public à l’université de Lille, revient sur un des nombreux versants de l’affaire Benalla. Il critique, dans un réquisitoire ciselé, la décision du procureur de la République de classer sans suite les poursuites visant trois collaborateurs du président de la République : le directeur de cabinet du Président, Patrick Strzoda, le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler et Lionel Lavergne, le chef du groupe de sécurité. Auditionnés par la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla, ces derniers étaient suspectés d’avoir omis des éléments devant la commission. Le bureau du Sénat avait alors saisi le parquet (lire notre article). Pour Jean-Philippe Derosier, la décision du procureur de la République « n’est pas seulement troublant(e) », elle est « alarmant(e) pour notre démocratie ». Interview.
Dans votre tribune, publiée dans les colonnes du Monde, vous fustigez la décision du procureur de la République de classer sans suite les poursuites visant trois collaborateurs d’Emmanuel Macron dans le cadre de l’affaire Benalla. Pouvez-vous nous expliquer, en quoi cette décision est « alarmante » ?
Elle est alarmante parce qu’il y a trois collaborateurs du président de la République, parmi les plus élevés dans la hiérarchie, qui ont fait l’objet d’un transfert au Parquet pour suspicion de faux témoignages (devant la commission d’enquête du Sénat sur l’affaire Benalla, NDRL). Le procureur de la République, Rémy Heitz, son nom est important, décide de classer sans suite tout en indiquant que Patrick Strzoda a omis de préciser les missions d’Alexandre Benalla, donc il reconnaît une omission. C’est même plus qu’une omission car Patrick Strzoda a affirmé qu’Alexandre Benalla n’occupait pas de missions de sécurité à l’Élysée en se référant à une note de service qui est la fiche de poste d'Alexandre Benalla. C'est à elle que fait référence Rémy Heitz lorqu'il dit que Patrick Strzoda a omis des éléments. On peut donc mentir tout en renvoyant à un endroit où se situe la vérité.
[Le parquet avait effectivement fait valoir que si Patrick Strzoda avait livré « une description incomplète des attributions d’Alexandre Benalla au cours de son audition du 25 juillet 2018 », il avait par la suite envoyé une note exhaustive sur les missions d’Alexandre Benalla au Sénat].
Comme vous le rappelez dans votre tribune, un mensonge devant une commission d’enquête parlementaire, « fût-il par omission, est passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». La décision du procureur de la République ne risque-t-elle pas de créer une forme de jurisprudence en la matière ?
Ça crée un précédent. Le sens politique de cette affaire, c’est que Rémy Heitz a été, entre guillemets, imposé par le président de la République. En coulisse, on sait que Rémy Heitz est le candidat du président de la République. Le parquet de Paris est tout de même le plus grand parquet de France. Par cette nomination, on craignait que le président de la République mette la main sur le parquet de Paris. Une crainte qui devient réalité puisque le procureur de la République a blanchi les collaborateurs du Président.
Est-ce que le rôle même du procureur de la République devrait-il être remis en question ?
Le parquet n’est pas pleinement indépendant parce qu’il est censé appliquer la politique pénale du gouvernement. [Nommés par décret présidentiel, les procureurs de la République sont soumis hiérarchiquement à l'autorité du ministère de la Justice donc du pouvoir politique. Une situation qui fait régulièrement débat, tel a été le cas lors de la nomination de Rémy Heitz]. C’est un marronnier, un débat lancinant où il est question de réviser le Conseil supérieur de la magistrature et le mode de nomination. Il faudrait qu'il ait un pouvoir décisionnaire pour nommer les procureurs de la République. Ce qui est important, c’est que la justice soit la même pour tous.
Lire aussi : Affaire Benalla : des sénateurs de la commission s’indignent du « procès » fait au Sénat