Affaire Benalla : la commission d’enquête qui a passionné les Français

Affaire Benalla : la commission d’enquête qui a passionné les Français

En juillet 2018, la Haute assemblée décidait de se pencher sur « les dysfonctionnements majeurs » au sommet de l’État mis en lumière par l’affaire Benalla. Rarement une commission d’enquête se sera déroulée sous une telle tension entre le Sénat et l’exécutif.
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« Notre travail a été très utile. Il a permis de mettre en lumière bien des dérives. D’ailleurs, un an et demi plus tard, aucune ligne de notre rapport n’a été remise en cause » se félicite encore aujourd’hui, Jean-Pierre Sueur, co-rapporteur PS de la commission d’enquête sur « les conditions dans lesquelles des personnes n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l’exercice de leurs missions de maintien de l’ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements », plus communément appelée « la commission Benalla ».

« Dans la rue, en prenant de l’essence, tout le monde venait m’en parler »

Ses travaux se transformeront en véritable feuilleton politique de l’été 2018, avec une saison 2 en janvier 2019. Certaines auditions entraîneront des records d’audience de Public Sénat. Des personnages se révéleront au grand public. L’imperturbable et parfois facétieux président LR de la commission des lois, Philippe Bas, entouré des deux co-rapporteurs Muriel Jourda et Jean-Pierre Sueur deviendront des phénomènes sur les réseaux sociaux.

Fin juillet 2018, sur le forum Jeuxvidéos.com, le fil consacré à la commission d’enquête rassemblera jusqu’à 36 000 posts en sept jours. Un sondage IFOP pour Public Sénat indiquera que 76% des Français approuveront l’audition d’Alexandre Benalla devant la commission d’enquête du Sénat. « J’ai eu des centaines de messages de gens qui me disaient que j’avais bien fait mon boulot. Dans la rue, en prenant de l’essence... Tout le monde venait m’en parler », se souvient Jean-Pierre Sueur.

A l'origine, une vidéo d'un journaliste

L’affaire démarre par une vidéo filmée par le militant et journaliste Taha Bouhafs, postée le 1er mai 2018. On y voit deux manifestants se faire molester place de la Contrescarpe à Paris par ce qui s’apparente être un policier en civil. Il faudra attendre le 18 juillet pour que son identité soit dévoilée par le journal Le Monde : Alexandre Benalla, chargé de mission à l’Élysée et ancien responsable de la sécurité du candidat Emmanuel Macron, lors de la campagne présidentielle.

Comment un proche collaborateur du chef de l’État a-t-il pu se retrouver dans une telle situation ? La question intéresse en premier lieu la Justice, d’autant que ni l’Élysée mis au courant des faits dès le 2 mai, ni la hiérarchie policière, n’a cru bon saisir le procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale.

Alexandre Benalla est licencié le 20 juillet

Au fil des heures, est dévoilé l’identité d’une autre personne qui accompagnait Alexandre Benalla place de la Contrescarpe. Vincent Crase, un ancien employé de LREM, réserviste de la gendarmerie placé auprès du commandement militaire de l’Élysée et chargé des stationnements autour du Palais. Vincent Crase sera en premier lieu mis en examen pour « immixtion dans l'exercice d'une fonction publique » et « port prohibé d'une arme de catégorie B ».

Quant à Alexandre Benalla, il sera licencié le 20 juillet et mis en examen pour « immixtion dans l'exercice d'une fonction publique », « port public et sans droit d'insignes réglementés », « recel de détournement d'images issues d'un système de vidéoprotection » et « recel de violation du secret professionnel ». Car des images de vidéosurveillance montrant les manifestants jeter des pavés sur les forces de l’ordre ont été collectées, et diffusées illégalement.

« Les faits constatés le 1er mai apparaissent comme la partie émergée de l’iceberg »

En vertu de la séparation des pouvoirs, les sénateurs ne s’intéressent pas à l’aspect judiciaire de cette première affaire. Contrairement à l’Assemblée nationale, dont la commission d’enquête sur les évènements de la place de la Contrescarpe explosera en vol sur fond de désaccords politiques, la Haute assemblée compte bien tirer le fil qui l’amènera à identifier « les dysfonctionnements majeurs » au sein des services de sécurité de l’Élysée.

« Les faits constatés le 1er mai apparaissent comme la partie émergée de l’iceberg » : « Du point de vue du bon fonctionnement de l’État, les informations qui se sont accumulées ensuite sont sans doute plus graves encore que les évènements survenus en marge de la fête du travail. » soulignera Philippe Bas.

La commission d’enquête accusée d’avoir des ambitions politiques

Les 34 auditions qui les conduiront à produire un rapport de 118 pages (160 avec les annexes) et 13 recommandations ne se feront pas sans heurts avec l’exécutif. Les pouvoirs mêmes de la commission d’enquête seront contestés par le gouvernement et l’Élysée.

François-Xavier Lauch, Alexis Kohler, ou encore Patrick Strzoda, trois hauts fonctionnaires de l’Élysée auditionnés par la commission d’enquête du Sénat invoqueront tous pour justifier leur présence au Sénat « l’autorisation » du chef de l’État.

Alexandre Benalla qualifie Philippe Bas de « petit maquis »

« Cette autorisation n’a pas d’objet ni d’effet (…) Pourquoi ? Parce que le Parlement fait la loi et contrôle l’exercice des pouvoirs publics » (…) « il est tout à fait clair que la protection du chef de l’État fait partie des politiques publiques » retorquera à chaque fois Jean-Pierre Sueur. Philippe Bas rappellera lui que « le Parlement contrôle l’exécutif ». Une phrase qui déplaira à Emmanuel Macron qui ira jusqu’à appeler le président du Sénat, Gérard Larcher, pour dénoncer un « déséquilibre institutionnel ».

Et que dire des mots de Christophe Castaner, qui accusera, en septembre 2018, la commission d’enquête d'avoir « des ambitions politiques » ? « Si certains pensent qu’ils peuvent s’arroger un pouvoir de destitution du président de la République, ils sont eux-mêmes des menaces pour la République », appuiera-t-il. Alexandre Benalla qualifiera Philippe Bas de « petit marquis », avant de s’en excuser lors de sa première audition.

« Il s’agit d’abord des pouvoirs excessifs qui ont été laissés à un collaborateur inexpérimenté »

Dans la première partie de leurs travaux, les sénateurs révéleront au grand jour des failles dans la gestion du cas Benalla. « Il s’agit d’abord des pouvoirs excessifs qui ont été laissés à un collaborateur inexpérimenté. (…) Nous avons découvert la nomination atypique comme lieutenant-colonel de réserve opérationnel de la gendarmerie nationale qui a été celle de Monsieur Benalla. (…) Nous avons également mis à jour cette confiance maintenue et cette collaboration poursuivie après les graves dérapages commis par ce collaborateur, le 1er mai 2018 ; également une remontée d’informations défaillantes au sein de l’institution policière et de l’exécutif sur les faits du 1er mai, une  dissimulation des faits à la justice (…), une première sanction discrète (après les évènements du 1er mai) », listera Muriel Jourda lors de la remise du rapport.

Les sénateurs n’auront de cesse de chercher à comprendre la fiche de poste exacte d’Alexandre Benalla. Un homme disposant d’un permis de port d’arme alors que selon François-Xavier Lauch, à l’époque chef de cabinet d’Emmanuel Macron affirmera qu’Alexandre Benalla n’exerçait pas de missions de police. « Il a bien fallu que l’Élysée dise au préfet de police qu’il a une mission de police, sinon il n’aurait pas eu de port d’arme », fera remarquer Philippe Bas.

Les zones d’ombres autour de la fiche de poste d’Alexandre Benalla

Alexandre Benalla était-il en charge de la réorganisation des services de sécurité de l’Élysée comme il l’a affirmé lors de sa première garde à vue en juillet 2018 et comme le révéla le journal Le Monde ? Une mission pourtant dévolue au GSPR (groupe de sécurité de la présidence de la République) et au commandement militaire de l’Élysée.

« J’ai participé à un certain nombre de groupes de travail qui portaient sur le budget. Et je ne rentrerais pas dans les détails pour une raison évidente : c’est que ce projet est classifié secret-défense », éludera l’intéressé devant les sénateurs. « Alexandre Benalla n’appartenait ni au commandement militaire, ni au GSPR. Il n’avait pas de responsabilités les concernant. Il n’était pas pressenti pour occuper un poste de responsabilités concernant ce service comme j’ai pu le lire ici ou là », assurera quant à lui, Alexis Kholer.

Les signalements du Sénat classés sans suite

À l’issue des travaux de la commission d’enquête, le bureau du Sénat transmettra au parquet les déclarations sous serment d’Alexis Kohler et du général Lionel Lavergne (chef du GSPR). Les déclarations de Patrick Strzoda seront-elles transmises à la justice « pour suspicion de faux témoignage ». Le parquet de Paris classera sans suite ces signalements.

En décembre 2018, l’affaire prendra un tour nouveau avec les révélations sur l’utilisation de passeports diplomatiques d’Alexandre Benalla après son licenciement. Lors d’une deuxième audition devant la commission d’enquête, Patrick Strzoda indiquera qu’Alexandre Benalla avait utilisé une vingtaine de fois ses passeports diplomatiques, mais aussi un téléphone crypté à une période où l’intéressé n’exerçait plus ses fonctions. En septembre, l’intéressé assurait que ces documents se trouvaient encore dans son bureau.

Un contrat avec un oligarque russe

Une autre révélation de Mediapart provoquera une nouvelle audition d’Alexandre Benalla devant la Haute assemblée. Un contrat de sécurité privé signé entre un oligarque russe, Iksander Makhmudov, et Mars, la société de Vincent Crase, quand ce dernier était chargé de la sécurité de LREM, tandis qu’Alexandre Benalla travaillait encore à l’Élysée et était habilité « secret-défense ».

« Je vais réaffirmer solennellement devant vous que je n’avais aucun lien d’ordre professionnel avec une société de sécurité ou de défense », expliquera l’ancien chargé de mission à la commission d’enquête. Un enregistrement téléphonique viendra par la suite contredire ses propos.

Treize propositions

Parmi les 13 propositions de la commission d’enquête, on retiendra les 4 et 5 qui demandent de « mettre fin à l’expérience de collaborateurs officieux et faire respecter leurs obligations déclaratives à tous chefs de mission de l’Élysée ». Mais aussi « à conditionner le recrutement des collaborateurs du Président à la réalisation d’une enquête administrative préalable, afin de s’assurer de la compatibilité de leurs comportements avec les missions et fonctions susceptibles de leur être confiées. » Une référence directe au rôle et aux fonctions occupées par Alexandre Benalla lorsqu’il était auprès du Président de la République.

En juin 2019 lors de l’examen du projet de loi de transformation de la fonction publique, contre l’avis du gouvernement, le Sénat adoptera un amendement issu des préconisations de la commission d’enquête Benalla, en soumettant les nominations des collaborateurs du président de la République et les membres de cabinets ministériels à un avis de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique (HATVP).

Les relations entre le Sénat et l'Élysée affectées

Les travaux de la commission d’enquête laisseront aussi des traces dans les rapports entre le Sénat et l’Élysée. En décembre 2019, Patrick Strzoda refusera de recevoir Jean-Pierre Sueur dans le cadre de l’examen du budget 2020. « Je ne reçois que les personnes qui ne me font pas perdre mon temps » objectera-t-il. Des propos « offensants et irrespectueux à l'égard de notre collègue comme de la représentation nationale », le défendra Gérard Larcher.

En ce qui concerne les signalements du Sénat transmis au parquet pour « suspicions de faux témoignages » concernant Alexandre Benalla et Vincent Crase, un délit passible de 5 ans de prison et 75.000 euros d’amende, l’enquête est toujours en cours.

Pour en savoir plus voir ou revoir nos reportages sur cette commission d'enquête

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