Tout séisme a ses répliques. Pour la commission d’enquête du Sénat sur l’affaire Benalla, la suite viendra du bureau de la Haute assemblée. Il décidera le 21 mars prochain des suites à donner sur une éventuelle transmission à la justice pour possible faux témoignage des cas d’Alexandre Benalla, Vincent Crase, mais aussi pour le secrétaire général de la présidence de la République, Alexis Kohler, le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Patrick Strzoda, et le général Lavergne, chef du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR).
Ces trois proches collaborateurs du chef de l’Etat sont visés pour les « omissions, incohérences et contradictions » constatées après leur auditons devant la commission d’enquête. C’est ce que soulève le président de la commission d’enquête, le sénateur LR Philippe Bas, dans une lettre écrite au président LR du Sénat, Gérard Larcher. Elle est cosignée par les rapporteurs Muriel Jourda (LR) et Jean-Pierre Sueur (PS). Les trois proches d’Emmanuel Macron « ont retenu une part significative de la vérité lors de leur audition » écrivent les trois sénateurs dans leur missive.
Discrétion
Depuis la présentation du rapport, la tension est redescendue d’un cran au Sénat. Mais dans les couloirs du Palais du Luxembourg, comme dans les esprits, on commence à s’agiter, en toute discrétion. Tous les regards se tournent vers le bureau du Sénat, instance chargée de décider des suites à donner. Il est composé de 26 sénateurs, dont Gérard Larcher. Chaque groupe politique y est représenté selon son poids.
Les cas de Benalla et Crase ne font de doute pour personne. Il y a eu parjure et le bureau devrait transmettre leur dossier au procureur de Paris. L’incertitude demeure pour Alexis Kohler, Patrick Strzoda et le général Lavergne.
Hervé Marseille (UDI) : « On va un peu trop loin dans cette affaire »
Dans ce jeu tout en finesse, qui se joue encore pendant deux semaines, le président du groupe Union centriste, Hervé Marseille, a posé le premier ses cartes sur la table. Dès le lendemain de la présentation du rapport, le sénateur UDI des Hauts-de-Seine a estimé sur Public Sénat que « les griefs qui sont faits sont assez mineurs et ne (lui) paraissent pas devoir apporter de suites » pour les trois proches collaborateurs d’Emmanuel Macron. Regardez :
Affaire Benalla : pour Kohler, Strozda, et Lavergne, « les griefs sont assez mineurs » selon Hervé Marseille
Interrogé par publicsenat.fr ce mercredi 6 mars, Hervé Marseille maintient ses propos. « S’agissant des trois collaborateurs du président de la République, je continue à penser – c’est mon sentiment personnel – qu’il n’y a pas lieu de solliciter le ministère public » dit-il. Hervé Marseille ajoute :
« A ma connaissance, une omission n’est pas une qualification pénale. A ce moment-là, on va passer tout le monde au ministère public. J’ai l’impression qu’on va un peu trop loin dans cette affaire. Tout est parfait dans le travail de la commission, à l’exception de cette proposition ».
Le bureau traitera la question « très sereinement » assure Gérard Larcher
La position de Gérard Larcher sera déterminante dans cette affaire. Interrogé par Le Parisien le 27 février dernier, il a semblé entendre les arguments du président du groupe UC. « Hervé Marseille pose un certain nombre de questions qui méritent l’analyse », a affirmé le président du Sénat au quotidien, ajoutant qu’« il faut regarder les affaires extraordinaires de façon ordinaire ».
Le sénateur des Yvelines a de nouveau évoqué le sujet, ce mercredi, lors d’un échange sur Twitter. Il a assuré que le bureau du Sénat traitera la question « très sereinement » et « ne dira que le droit, rien que le droit ».
Bruno Retailleau (LR) : « Le mensonge n’est pas moindre quand il est commis par de hauts responsables »
Si la décision dépendra des membres du bureau, les présidents de groupe font entendre leur voix. Pour Bruno Retailleau, président du groupe LR, la question ne laisse pas de place au doute. « J’estime que la commission des lois a fait un excellent travail, méticuleux, impartial. (…) Je ne vois pas comment aujourd’hui on pourrait mettre en doute les conclusions de cette commission d’enquête, qui ont été soigneusement pesées à la balance et au trébuchet » affirme ce mercredi à publicsenat.fr Bruno Retailleau, qui ne partage pas les questionnements de son collègue du groupe UC.
Pour le président du groupe LR, les collaborateurs de l’Elysée doivent être traités indépendamment de leur statut. « Il y a une procédure qui doit conduire à la décision du bureau. Mais au-delà de la procédure, il s’agit de la crédibilité du Sénat. Le mensonge n’est pas moindre quand il est commis par de hauts responsables » et non par des « lampistes ». Bruno Retailleau ajoute :
« Selon qu’on soit puissant ou misérable, il ne peut pas y avoir deux poids deux mesures. Dans le contexte actuel, comme en général ».
Patrick Kanner (PS) : « Je demanderai à mes six membres du bureau de déférer au parquet »
Même tonalité du côté du groupe PS. « On ne peut pas dire d’un côté que ce travail a redoré le blason du Sénat et aujourd’hui ne pas être cohérent. Nous serons cohérents. Chacun est libre, mais en tant que président de groupe, je demanderai à mes six membres du bureau de déférer au parquet » affirme à publicsenat.fr Patrick Kanner, président du groupe PS.
Le sénateur du Nord souligne qu’il y a « une approche terminologique différente entre Benalla et Kohler, mais en transmettant, on n’accuse pas. On dit simplement qu’il y a un faisceau de présomption qui laisse à penser qu’il faut que le juge s’y intéresse. Et le parquet estime s’il y a besoin de poursuivre ou pas ». Face à l’importance du sujet, Patrick Kanner voit bien que tout le monde s’agite. « Il semblerait que l’Elysée soit fébrile… » lâche l’ancien ministre.
Un bureau du Sénat composé selon l’équilibre des groupes politiques
Voilà pour les présidents de groupes. Leurs avis pèsent, mais ce ne sont pas eux qui voteront au bureau. Cette instance collégiale prend toutes les décisions concernant l’organisation de la Haute assemblée. Présidé par le président du Sénat, le bureau est composé de 8 vice-présidents du Sénat, 3 questeurs et de 14 secrétaires de la Haute assemblée (voir le détail sur le site du Sénat). On y compte 10 sénateurs LR (avec Gérard Larcher), 5 sénateurs UC (Union centriste), 6 sénateurs PS, 2 RDSE (à majorité radicale), 1 sénateur LREM, 1 sénateur Les Indépendants et 1 du groupe CRCE (communiste). L’équilibre politique y est respecté. La droite et le centre y ont donc la majorité, avec 15 sénateurs. Pour rappel, sans les centristes, Gérard Larcher ne peut avoir de majorité sénatoriale avec le seul groupe LR.
C’est justement la centriste Valérie Létard qui sera chargée de présenter au bureau un rapport sur la demande de transmission au parquet. Cette ancienne ministre, proche de Jean-Louis Borloo, pourra s’appuyer sur le travail des services du Sénat qui analyseront juridiquement la demande. La sénatrice UDI du Nord présentera ses conclusions, donnera son avis. Point de procédure à relever : « Les membres du bureau voteront à main levée » et à huis clos, précise-t-on à la présidence de la Haute assemblée, où on souligne que « Gérard Larcher attend le rapport qui sera présenté par Valérie Létard. Il a toujours laissé travailler la commission d’enquête, qui a été libre et indépendante ».
Deux lignes se dessinent au bureau du Sénat
Certains membres du bureau n’ont pas attendu le 21 mars pour se faire une idée sur les cas de Kohler, Strzoda et Lavergne. Publicsenat.fr a contacté plusieurs d’entre eux. Clairement, deux lignes se dessinent. Certains souhaitent transmettre au parquet le cas des trois hauts collaborateurs, quand d’autres freinent.
Selon un membre du bureau, la tendance serait aujourd’hui plutôt à transmettre à la justice tous les dossiers. Mais les choses peuvent bouger d’ici deux semaines. Tous les membres du bureau n’ont pas arrêté leur décision. Certains n’ont pu être joints ou ne souhaitent pas répondre. Le vote pourrait être serré. D’autant que l’un des membres sera absent le 21 mars, pour cause de déplacement. Or chaque voix comptera.
« Kohler et Strzoda n’ont peut-être pas tout dit, mais ce ne sont pas des parjures »
Certitude : plusieurs sénateurs du bureau partagent les doutes sur les trois hauts collaborateurs. « A ce stade, je n’ai pas de ferme et profonde conviction. La question est de nature extrêmement différente pour eux. Ils n’ont peut-être pas tout dit, mais ce ne sont pas des parjures » confie un membre du bureau à publicsenat.fr, sous couvert d’anonymat. Le même : « Si Philippe Bas demande au bureau de trancher, c’est qu’il n’a pas de certitude ».
Hervé Marseille fait remarquer de son côté qu’« avant publication du rapport, le président de la commission d’enquête peut saisir lui-même directement le procureur. Après, il doit passer par le bureau ». En effet, c’est ce que stipule l’ordonnance du 17 novembre 1958, qui régit le fonctionnement des assemblées.
« Doutes »
Un autre sénateur du bureau contacté trouve que ce serait « un peu excessif » de transmettre, que le dossier « est beaucoup plus léger » que pour Alexandre Benalla. Un troisième est « plutôt de cet avis aussi pour Kohler et Strzoda. Le vrai problème, c’est plus Benalla et Crase ». Un autre exprime aussi « ses doutes ». Le même ajoute : « Si le Sénat les met en cause, c’est un geste très significatif. Dans le fonctionnement des pouvoirs publics, entre le législatif et l’exécutif, ce n’est pas anodin. Ce n’est pas la meilleure façon d’avoir des relations pacifiées et efficaces entre le Sénat et l’exécutif. Ça ne peut se faire qu’en circonstances particulièrement graves. Je pense qu’elles ne sont pas réunies ».
Car pour compliquer l’équation, des considérations politiques entrent évidemment en ligne de compte. Un sénateur confie :
« On ne peut pas à la fois essayer d’avoir une réforme des institutions dans le dialogue et envoyer dans le même temps les collaborateurs du chef de l’Etat devant le parquet »
Un membre du bureau a aussi cette analyse : « L’enjeu n’en vaut pas la chandelle pour Gérard Larcher. Dans une logique de stabilité des relations avec l’Elysée, il n’a pas intérêt à accentuer les zones de conflit. Larcher est un sage. Il réagit comme un sage. Il s’agit de préserver le Sénat dans sa capacité d’échange et d’influence ».
« Sûrement, il y aura des pressions… de part et d’autre »
L’Elysée surveille et attend la décision du bureau comme le lait sur le feu. « Cette affaire dérange » constate un sénateur, « l’Elysée aimerait bien que ses trois collaborateurs ne soient pas concernés par la transmission au parquet ». Un membre du bureau pense que « sûrement, il y aura des pressions… de part et d’autre ». Un autre ne croit pas les sénateurs perméables à d’éventuelles pressions : « Des gens diront qu’il y a des pressions. Après, que l’Elysée attende notre décision, c’est une évidence. Qu’il y puisse y avoir des discussions, c’est possible. Il n’est pas interdit de dire bonjour à son voisin. Mais on est libre ». « Zéro pression » ajoute un autre, « mais si jamais on appelait pour avancer des arguments, ça ne me choquerait pas »… L’un des sénateurs du bureau prévient : « Le premier qui aurait le culot de m’appeler pour ça, il sera renvoyé dans ses 22 ! » « Vous ne pouvez pas faire pression sur 26 mecs. Des vieux de la vieille, ils sont imperméables à tout ça » tranche un élu de la Chambre haute.
Reste que si le Sénat ne transmet pas les cas de Kohler, Strzoda et Lavergne au parquet, la décision pourrait faire polémique, à n’en pas douter. « Ce serait un peu fort de café » lâche à connaisseur du Palais. « Il faut montrer que personne n’est au-dessus des lois » estime une sénatrice du bureau, favorable à la transmission. La même ajoute : « La population en a marre des passe-droits, du sentiment d’immunité, que certains seraient au-dessus de la loi ». On voit déjà le tableau : des hauts fonctionnaires, grand commis de l’Etat, qui sembleraient intouchables. « Quelque part, le Sénat se déjugerait lui-même » met en garde un sénateur du bureau, qui pense que « la justice doit être saisie sur l’ensemble ».
« Il y a de gros enjeux »
Sur le fond, les arguments des opposants à la saisine du parquet ne tiennent pas, selon un membre de la commission d’enquête. « On a été gentil de parler d’omission… Quand Kohler dit que Benalla n’a pas de responsabilité sur le GSPR » et que « la fiche de poste », que les sénateurs ont finalement pu obtenir de l’Elysée, dit le contraire, « il y a une suspicion de rétention d’information, non pas sur un sujet mineur, mais le cœur de notre mission. Ils ont retenu la vérité ».
Tout dépend aujourd’hui de l’attitude du président du Sénat. « Gérard Larcher exerce une influence orale, qui est très importante. Il est très respecté par les membres du bureau. Ce qu’il dira aura forcément une influence majeure » décrypte l’un des sénateurs qui participera au vote. Un de ses collègues du bureau pense que « la pression va monter jusqu’au 21 mars. Mais il faut rester serein. Il y va de la crédibilité du Sénat en tant qu’institution ». Ce sénateur conclut : « Il y a des implications sérieuses. Il y a de gros enjeux ».