Vingt-cinq ans après, un premier procès dans la tentaculaire affaire de Karachi: six hommes seront jugés à partir de lundi au tribunal correctionnel de Paris, pour répondre de soupçons de commissions occultes en marge de la campagne présidentielle malheureuse d'Edouard Balladur en 1995.
C'était un temps où la corruption d'agents étrangers était légale et où une lutte fratricide se jouait au sein de la droite française, entre le maire de Paris Jacques Chirac, candidat de l'appareil du RPR, et le Premier ministre sortant Edouard Balladur.
Ce cocktail détonnant a-t-il conduit de hauts responsables à organiser un système de financement politique illégal, adossé à des commissions - elles légales -, sur des contrats d'armement signés en 1994 pour des frégates avec l'Arabie Saoudite (Sawari II) et des sous-marins avec le Pakistan (Agosta)?
Six hommes - trois politiques, un industriel et deux intermédiaires - devront répondre, jusqu'au 31 octobre, d'abus de biens sociaux ou de complicité et recel de ce délit, notamment au détriment de la branche internationale de la Direction des constructions navales (DCNI).
Les soupçons de versement de rétrocommissions, illégales, prélevées sur les commissions versées à un réseau d'intermédiaires, dit "réseau K", ont émergé au fil de l'enquête sur l'attentat de Karachi.
Le 8 mai 2002, une voiture piégée précipitée contre un bus transportant des salariés de la DCNI coûtait la vie à 15 personnes dont 11 Français travaillant à la construction des sous-marins dans le grand port pakistanais de Karachi.
Le procès qui s'ouvre lundi ne dira pas si l'arrêt du versement des commissions, décidé par Jacques Chirac après son élection, est ou non lié à l'attentat survenu sept ans plus tard.
Ni Edouard Balladur ni son ancien ministre de la Défense François Léotard ne seront présents: ils viennent d'être renvoyés devant la Cour de justice de la République, seule juridiction habilitée à juger les ministres pour des actes commis dans l'exercice de leurs fonctions.
- Un réseau "inutile"? -
Les trois prévenus issus du monde politique nient tout financement illégal: Nicolas Bazire, ex-directeur de campagne d'Edouard Balladur et aujourd'hui un des dirigeants du groupe de luxe LVMH; Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller à l'époque du ministre de la Défense François Léotard; Thierry Gaubert, alors membre du cabinet du ministre du Budget Nicolas Sarkozy et surtout engagé dans la campagne électorale de M. Balladur.
Ils seront jugés aux côtés de Dominique Castellan, ancien patron de la DCNI, ainsi que deux hommes d'affaires: le Franco-libanais Ziad Takieddine et l'Espagnol d'origine libanaise Abdul Rahman Al Assir, membres du "réseau K".
Après des années d'enquête, les juges d'instruction ont estimé que plus de 300 millions d'euros de commissions "indues" et "exorbitantes" sur des contrats d'armement avaient été versées au "réseau K" (pour King, allusion au roi d'Arabie).
Un réseau "inutile" et imposé par le gouvernement en fin de négociations pour enrichir ses membres et financer par des rétrocommissions la campagne d'Edouard Balladur, selon les magistrats.
Une thèse combattue par l'ancien dirigeant de la DCNI et les intermédiaires, qui affirment qu'au contraire, l'intervention du "réseau K" a été décisive pour la signature des contrats, notamment au Pakistan, où la France était en concurrence serrée avec la Grande-Bretagne.
"Si le réseau est utile, il n'y a pas d'abus de biens sociaux et ce dossier est vide", a commenté un avocat de la défense.
Pendant l'enquête, après avoir longuement tergiversé, Ziad Takieddine avait concédé avoir financé la campagne d'Edouard Balladur pour 6 millions de francs (moins d'un million d'euros), affirmant avoir été sollicité par Nicolas Bazire via Thierry Gaubert, ce que les deux hommes contestent.
Les juges s'étaient notamment intéressés aux 10,2 millions de francs versés en coupures de 500 et 100 francs le 26 avril 1995 sur le compte de campagne de M. Balladur.
Les comptes de campagne de l'ancien Premier ministre avaient été validés par le Conseil constitutionnel. Il sera rattrapé quinze ans plus tard par des investigations lancées dans le sillage du dossier terroriste.
L'enquête terroriste, qui avait au départ privilégié la piste du groupe Al-Qaïda, s'en était éloignée en 2009 pour explorer les possibles liens, non confirmés à ce jour, entre l'attaque et l'arrêt du versement de commissions en 1995.