Des actions annoncées toute la semaine, un projet de loi repoussé et une rencontre prévue entre le Premier ministre, Gabriel Attal et les syndicats majoritaires, les agriculteurs en colère mettent la pression sur l’exécutif depuis plusieurs jours au point d’agiter le spectre de nouveaux « gilets verts ».
Une contestation qui ne se manifeste pas uniquement à l’intérieur de nos frontières. Mais s’étend à toute l’Europe. Pays Bas Belgique, Allemagne, Roumanie… Les manifestations d’agriculteurs se multiplient afin d’exprimer les difficultés à vivre de ce métier.
Si les revendications sont diverses en fonction des pays, une cible se dégage : la politique européenne et ses normes perçues comme drastiques, voire incohérentes avec les objectifs nationaux visant à la souveraineté alimentaire. Et quand Bruxelles est pointée du doigt, l’extrême droite n’est jamais très loin pour essayer de tirer les marrons du feu.
En déplacement en Gironde ce week-end, la tête de liste RN, Jordan Bardella a dénoncé, pêle-mêle, les accords de libre-échange signés par l’UE avec d’autres pays – dont l’agriculture devrait être exclue selon lui -, l’absence de « patriotisme économique » pour « protéger nos intérêts », ou encore les « normes toujours plus dures et toujours plus lourdes qu’on impose aux agriculteurs français ». Il y a une semaine, lors de ses vœux, l’eurodéputé avait été jusqu’à déclarer que « l’Union européenne voulait la mort de l’agriculture française ».
« Je suis content que Monsieur Bardella découvre ce que c’est que des bottes, mais j’aurais aimé qu’il découvre l’agriculture avant. Qu’il la défende durant cinq ans au Parlement européen », lui a répondu Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture.
Les agriculteurs sont-ils pénalisés par les normes environnementales européennes ?
Avec 9 à 10 milliards d’aides directes par an, la France est le premier bénéficiaire (18 %) de la Politique Agricole commune (PAC), le premier poste de dépenses de l’Union européenne ; « Historiquement, les agriculteurs sont les premiers européens. Une majorité d’entre eux savent ce que l’Europe leur a apporté. Mais ce soutien s’érode, car la PAC n’intègre pas l’inflation. Dans le même temps, le Pacte Vert européen comporte une cinquantaine de textes sur les réductions d’émissions, la qualité des sols, la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires… Beaucoup d’investissements non productifs ce qui conduit à un effet ciseau », souligne, Éric Vernet, Secrétaire général think tank Farm Europe.
Particulièrement visée par les agriculteurs, la stratégie de la « ferme à la fourchette » qui a pour objectif de porter à 25 % la part de l’agriculture biologique, à l’horizon de 2030. « Mais cette stratégie n’est pas encore appliquée, donc elle ne pas avoir d’impact sur le revenu des agriculteurs qui viennent de découvrir que les aides PAC seront conditionnées à cette stratégie. Je pense qu’une partie de l’exaspération, ce sentiment de décalage vient de là. Les agriculteurs aimeraient entendre un discours de vérité de la part de la Commission sur ces objectifs qui ne sont pas tenables au moment où le bio subit une crise et ne représente que 10 % de la production », analyse Vincent Chatellier, ingénieur de recherche en économie à l’Inrae.
Pour David Cormand, eurodéputé vert, la PAC ne va pas dans le sens d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement. « 40 % du budget européen va vers l’agriculture. Mais 80 % de la PAC va à 20 % des plus riches, car elle est calculée majoritairement à l’hectare. Donc d’un côté la commission encourage à aller vers le bio, mais vous avez des aides qui encouragent à aller contre. Les aides devraient au contraire pousser à changer de modèle. Au lieu de ça, on laisse les agriculteurs se débrouiller tout seuls ».
La France serait mieux-disante que ses voisins européens dans la transposition des normes environnementales ?
Dans les défilés de tracteurs, c’est le sentiment d’une distorsion de concurrence et d’une inégalité de traitements entre les différents Etats membres qui se fait entendre. Une revendication patriotique qui constitue un axe de campagne pour l’extrême droite. « La distorsion de concurrence interne au marché européen a tendance à exploser car la Commission européenne laisse de plus en plus de flexibilité aux Etats membres pour transposer les normes. Il y a un manque d’approche commune et il y a une tendance française à vouloir toujours prendre un temps d’avance », observe Eric Vernet.
« Ça se discute. Les pays qui partent de très loin ont plus de temps pour transposer les normes. Mais, la France, est par exemple dans la moyenne européenne en ce qui concerne la réduction des pesticides », répond David Cormand.
« C’est plus un problème administratif qu’un problème d’harmonisation de la règle environnementale », estime pour sa part Vincent Chatellier. Le gouvernement semble vouloir travailler sur cet axe en repoussant la présentation d’un projet de loi d’orientation agricole de quelques semaines pour l’enrichir de mesures destinées simplifier le millefeuille de réglementations agricoles. « Pour construire un bâtiment d’élevage ou un méthaniseur, ça prendra beaucoup plus de temps en France qu’en Allemagne par exemple. Mais ça ne veut pas dire qu’on est plus exigeant. De plus, l’Etat français a beaucoup soutenu l’agriculture, avec 4,6 milliards d’allègements de charges en 2022. En dépit des prix agricoles élevés, les agriculteurs ont un sentiment d’insécurité, car il y a une baisse de la production, certaines filières dévissent, comme la volaille, alors que la consommation augmente. Mais c’est moins un problème de surtransposition des normes qu’un désengagement productif. Il y a de moins en moins d’agriculteurs qui s’installent. La grande distribution et les industriels ont longtemps tapé sur le monde agricole. Et certains pays européens ont un avantage, car leur main-d’œuvre est plus basse. Malgré ça, la France reste le 4e pays européen en termes de balance commerciale, derrière les Pays Bas, la Pologne, l’Espagne », poursuit l’économiste.
La France pénalisée par les accords de libre-échange ?
C’est l’un des axes de campagne du RN pour les européennes : créer une « exception « agriculturelle » » pour sortir le secteur des accords de libre-échange signés par l’UE. « Ça n’a pas de sens, si vous discutez avec les éleveurs porcins, les producteurs de fromage ils ont besoin de ses accords », dénonce la sénatrice LR, Sophie Primas qui propose pragmatiquement de « regarder filière par filière l’impact de ces traités », excepté le Mercosur qu’elle dénonce. Depuis plus de 20 ans, l’Union européenne et les pays de l’alliance économique du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) tentent de s’accorder sur un accord de libre-échange, qui ouvrirait le commerce entre les deux continents sans tarifs douaniers. Un accord parfois surnommé « voitures contre vaches », car il permettrait entre autres de favoriser les exportations de voitures européennes et d’importer la viande bovine sud-américaine.
Alors que la Commission européenne pousse toujours pour ratifier cet accord, la semaine dernière, le Sénat a adopté à l’unanimité une résolution pour appeler le gouvernement à davantage de fermeté sur les termes de cet accord. « Le Mercosur est un géant économique, plus grand que n’importe lequel de nos partenaires. L’Argentine et le Brésil exportent à eux seuls chaque année la même quantité de maïs que celle produite chaque année dans toute l’Union européenne », a déclaré la sénatrice dans l’hémicycle.
« Le Sénat a bien fait, il ne faut pas ratifier cet accord. Mais pour le reste, avec qui la France a ratifié des accords ? Avec le Japon, la Nouvelle Zélande, le Canada, des pays avec lesquels notre balance commerciale n’est pas détériorée. Ce ne peut pas être un élément déterminant de la détérioration de l’agriculture française », balaye Vincent Chatellier.
Intégration de l’Ukraine
C’est une autre inquiétude qui monte dans le monde agricole français, a perspective de voir l’Ukraine intégrer à l’Union européenne. « Depuis avril 2022, les quotas et les tarifs douaniers ont été suspendus. Le résultat a conduit à une explosion des importations de céréales et de sucres ukrainiens en Europe. Au départ ce n’était que les pays frontaliers comme la Pologne et la Roumanie et il y a eu un effet domino. Il y a maintenant du colza ukrainien qui arrive en Belgique. L’agriculture ukrainienne est très compétitive et pose une question de cohérence avec le Green Deal européen », rappelle Éric Vernet.
Adopter plus de normes environnementales et aider nos amis Ukrainiens, sont deux causes justes mais mis bout à bout, ça abouti des solutions contradictoires », conclut Sophie Primas.