Une "victoire" offerte aux gourous ? Avec l'absorption de la mission dédiée depuis 20 ans à la lutte contre les dérives sectaires, les associations craignent "un coup de massue" sur la politique de combat contre les sectes, qui concerne pourtant près d'un demi-million de Français.
Dans quelques jours, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), née en 2002, va être transférée de Matignon au ministère de l'Intérieur, au sein du secrétariat spécialisé dans la radicalisation (CIPDR, Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation). Deux organisations "complémentaires", assure Frédéric Rose, nouveau secrétaire général du CIPDR.
"On a à apprendre de l'expertise de la Miviludes", assure-t-il, "on ne va pas la dissoudre. On a plein de points communs, ils continueront à travailler".
Mais depuis l'annonce du transfert il y a deux mois, la mission a déjà perdu "un président, un secrétaire général adjoint et du personnel administratif", explique à l'AFP la secrétaire générale de la Miviludes, Anne Josso. Elle attend encore des "clarifications" sur la nouvelle organisation et le devenir de ses neuf agents, véritables puits de sciences dans leur domaine (éducation, santé, finances...).
Pourtant, l'activité de cette mission est loin d'être en baisse: de 2015 à 2018, les saisines (demandes d'avis et signalements, émanant surtout de particuliers) ont augmenté de 30%, passant de 2.160 à 2.779, selon le dernier rapport d'activité de la mission, que l'AFP s'est procuré et qui doit être publié début 2020.
En 2019, c'est elle, alertée par des proches, qui a signalé à l'ANSM le "fonds Josefa", groupe organisé par le professeur Joyeux, célèbre pour ses positions anti-vaccins, et qui, à l'occasion d'un "essai clinique sauvage" promettait à des malades d'Alzheimer ou de Parkinson une solution miracle, pour.... 1.500 euros par patch.
Dans ce contexte, les atermoiements sur son avenir sont "une victoire des sectes", tranche Me Daniel Picotin, avocat bordelais spécialisé dans la lutte contre les sectes. Selon lui, "c'est l'enterrement par l'Etat d'une politique de lutte contre les dérives sectaires". Au moment même où "ces mouvements sont en train de gagner du terrain", met en garde Charline Delporte, présidente du Caffes, association d'aide aux victimes.
"Noyer une structure dans une autre, c'est souvent une manière de la tuer", relève Catherine Picard, ex-députée à l'origine de la loi (2001) qui porte son nom et a permis de renforcer la répression de ces mouvements.
"La situation est critique. Les infrastructures pour accueillir la mission ne sont pas en place", affirme une source proche du dossier.
Tous, associations de victimes, parlementaires, Ligue des droits de l'Homme, obédiences francs-maçonnes... s'alarment depuis deux mois de la fin possible de la coopération entre tous les ministères, permise par Matignon, et de la nouvelle tutelle de l'Intérieur.
- "Fin déguisée" -
La Miviludes "perdra son caractère interministériel, véritable garant de son efficacité", alertaient à l'automne plusieurs d'entre-eux. "La lutte contre les dérives sectaires ne relève pas que du ministère de l'Intérieur", souligne Georges Fenech, ancien président (2008-2012) de la Miviludes, qui dénonce "la fin déguisée" et "un coup de massue" sur une structure "enviée et connue dans le monde entier".
Car la Miviludes impulse également une politique de coopération sur le terrain, organise des comités départementaux avec les préfectures, qui permettent de faire remonter les signalements, très souvent à la Justice. Alertée dans 80% des cas par des particuliers, notamment via son site internet, la Mission peut en effet saisir directement les parquets sur la base de l'article 40 du Code de procédure pénale qui permet de signaler crimes ou délits au procureur.
Pour les policiers du pôle chargés d'enquêter sur les dérives sectaires, la Miviludes est "la source clef", dont les agents "signalent quasiment toutes les semaines des cas qui pourraient faire l'objet d'une judiciarisation", explique Philippe Guichard, à la tête de l'Office central pour la répression des violences aux personnes.
Les agents sont ainsi au fait de la législation - de la loi Aboud-Picard, fondement de la lutte contre les sectes devant les tribunaux, aux derniers développements légaux permettant de caractériser l'emprise et l'abus de faiblesse. Ils sont d'ailleurs régulièrement appelés pour aller former des fonctionnaires aux subtilités de la loi et à la détection de gourous ou autres faux prophètes.
La Miviludes joue aussi un rôle de vigie face aux grandes tendances qui se dessinent au sein des dérives sectaires: des inquiétudes au sujet de l'éventuelle implantation de la Scientologie près de Paris, aux dérives actuelles des thérapies alternatives.
Selon le dernier rapport d'activité de la mission, 40% des signalements concernent la santé, et plus de 20% le pôle "mineurs": écoles hors-contrats, et marché du "bien-être" et du développement personnel des 4-15 ans. Des domaines très éloignés de ceux du CIPDR auquel doit être rattachée la Miviludes.
"Quelles vont être les priorités du ministère de l'Intérieur ?", interroge Catherine Picard : "la délinquance et la radicalisation. Que va-t-il rester pour les sectes ?"
Rien, craignent les associations, qui ont l'habitude de travailler main dans la main avec la Miviludes. Elles alertent aussi sur leur propre avenir financier. L'Unadfi, la principale, affirme n'avoir plus que "trois ans" de fonctionnement. "Je dois toujours me battre pour mon budget", résume également Charline Delporte.
Pourtant, 500.000 Français sont concernés par les dérives sectaires. "C'est un problème sérieux, qui n'est pas en baisse et qui concerne tous les milieux", souligne Joséphine Cesbron, présidente de l'Unadfi.
Et la nature du phénomène ne cesse de changer. Aux grosses organisations comme la Scientologie, s'ajoutent des micro-structures, surfant sur l'écologie, les peurs alimentaires, la recherche du bien-être, la méditation. Une offre "foisonnante" et "diffuse" selon la Miviludes.
"Il faudrait presque un énorme scandale pour faire prendre conscience de l'ampleur du phénomène", se surprend à penser un acteur de la lutte contre les sectes. Quelques mois avant la première mission parlementaire sur le sujet, en décembre 1995, 16 personnes, dont trois enfants de moins de 7 ans, avaient été immolés par la secte du Temple Solaire.