Attentats du 13 novembre 2015, le récit de Bernard Cazeneuve : « Très vite, on a conscience que nous sommes confrontés à une attaque de grande ampleur »

ENTRETIEN - Dix ans après les attentats de Paris et de Seine-Saint-Denis, qui ont coûté la vie à 130 personnes, l'ancien ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, revient auprès de Public Sénat sur cette nuit de terreur, et la gestion de crise aux côtés du Président de la République et du Premier ministre.
Romain David

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La France commémore le dixième anniversaire des attentats du 13 novembre 2015, et rend hommage aux 130 victimes de cette nuit fatidique. À cette occasion, Public Sénat a recueilli le témoignage de Bernard Cazeneuve, à l’époque ministre de l’Intérieur de François Hollande, et en première ligne aux côtés du chef de l’Etat et du Premier ministre.

L’ancien locataire de la place Beauvau se souvient d’une nuit marquée par « des moments d’émotion très profonds et très durs », il retrace le déroulé des évènements, depuis les premières détonations au Stade de France, où se trouvait le chef de l’Etat, jusqu’à son arrivée sur les lieux de Bataclan. Il revient également sur les décisions prises dans l’urgence cette nuit-là, pour certaines quasi inédites sous la Ve République.

Est-ce qu’il y a une image particulière qui vous revient immédiatement en mémoire lorsque vous repensez à la nuit du 13 novembre ?

« C’est l’image d’une jeune femme qui sort du Bataclan lorsque nous arrivons sur place. Elle est recouverte d’une couverture, elle a le visage ensanglanté, elle a les yeux hagards. Elle a vu autour d’elle tomber beaucoup de ceux qui participaient à ce concert. Son regard semble être tourné vers la mort, vers ceux qui l’ont quittée. Elle est totalement absente, alors qu’elle est là, bien vivante. Elle n’est pas blessée, simplement saisie par l’effroi et la douleur. Je n’ai pas pu discuter avec elle mais nos regards se sont croisés, et j’ai vu dans ses yeux un sentiment de vide absolu.

Que faisiez-vous lorsque vous apprenez que des attaques terroristes ont lieu en région parisienne ?

J’étais place Beauvau en train de dîner rapidement avec mon épouse, lorsque je reçois un coup de fil du président de la République qui m’indique avoir entendu à l’extérieur du Stade de France deux détonations. Je lui indique prendre immédiatement contact avec Michel Cadot, le préfet de police de Paris. Et à ce moment-là, c’est le préfet lui-même qui me téléphone pour me confirmer cette information et m’indiquer qu’il s’agit vraisemblablement d’un acte à caractère terroriste. Je décide alors de rejoindre immédiatement le président de la République au Stade de France, de manière à examiner avec lui la situation et à pouvoir donner aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur les instructions qui conviennent.

Quand est-ce que vous comprenez qu’il ne s’agit pas d’un acte isolé mais d’attaques de masse ?

Je réalise très vite la gravité de la situation parce que lorsque je suis sur la route du Stade de France, j’apprends du préfet de police de Paris que d’autres attaques ont lieu sur les terrasses des cafés. Plus tard, j’apprendrai que ces attaques se poursuivent dans la salle de concert du Bataclan. Donc, très vite, on a conscience que nous sommes confrontés à une attaque terroriste de grande ampleur qui affecte non seulement le Stade de France, mais également la capitale en plusieurs lieux.

Quelles sont les premières décisions prises ?

Lorsque j’arrive au Stade de France, nous nous isolons immédiatement avec François Hollande, dans une pièce très loin des regards et des spectateurs, pour faire le point sur la situation. La première décision que nous prenons au terme de notre échange, c’est de ne pas procéder à l’évacuation du stade. Des explosions ont eu lieu à l’extérieur, or il y avait des contrôles à l’entrée du stade, il était donc très probable, pour ne pas dire certain, qu’il n’y avait aucune capacité de perpétrer des attentats à l’intérieur de l’enceinte. En évacuant le stade, des phénomènes de panique auraient pu se produire qui, ajoutés à de nouvelles tentatives d’attentats à l’extérieur, auraient pu être à l’origine d’un très grand nombre de morts. Nous avons donc laissé la compétition sportive aller à son terme.

 Il ne faut jamais oublier le rôle déterminant qu'ont joué tous ceux qui ont apporté leur concours aux blessés et aux services de secours pour sauver des vies 

Vous allez passer une bonne partie de la nuit aux côtés du chef de l’Etat, dans la cellule de crise du ministère de l’Intérieur. Que va-t-il se passer dans cette pièce, quelles informations vous parviennent ?

Le Premier ministre a décidé de l’activation place Beauvau d’une cellule de crise interministérielle, c’est de là que nous allons, avec l’ensemble des services concernés, prendre les dispositions qui s’imposent, notamment le déclenchement de l’état d’urgence. La situation est extrêmement tendue. Nous sommes, le Premier ministre, le président de la République et moi, très concentrés sur un contexte qui a pris une dimension de tragédie. Quelques ministres viendront nous rejoindre au fil de la nuit. Notamment, je me souviens de la ministre de la Santé et des Affaires sociales, Marisol Touraine, qui avait en charge la gestion de tous les hôpitaux de Paris mobilisés pour sauver des vies. Il ne faut jamais oublier le rôle déterminant qu’ont joué pendant la nuit du 13 novembre tous ceux qui ont apporté leur concours aux blessés et aux services de secours pour sauver des vies.

C’est aussi depuis cette pièce que vous allez suivre l’intervention des forces de l’ordre au Bataclan où, après avoir ouvert le feu sur les spectateurs, les terroristes retiennent des otages.

Il y a de nombreux morts au Stade de France et sur les terrasses des cafés, et nous savons qu’une prise d’otages est en cours au Bataclan, qui ne peut trouver une issue que si nous déclenchons une intervention maîtrisée. Cela suppose que les services spécialisés, BRI, RAID et éventuellement GIGN, puissent intervenir dans la salle où nous savons qu’il y a déjà des morts et qui est peut-être piégée avec des explosifs. Il y a eu tout un débat sur le fait de savoir si on aurait pu intervenir plus rapidement, mais nous avions besoin d’une évaluation extrêmement précise de la situation.

C’est le chef de l’État qui donne son feu vert pour l’intervention, après qu’avec le préfet de police et l’ensemble des services sous ma responsabilité, nous lui avons indiqué quel était le contexte, quelle était la situation, de sorte qu’il puisse disposer de la totalité des informations lui permettant de prendre une décision appropriée.

» LIRE AUSSI – Attentats du 13 novembre 2015 : « Je vois des victimes qui sortent du Bataclan, le regard hagard… », se remémore François Hollande

Un Conseil des ministres est convoqué au milieu de la nuit, au cours duquel est déclaré l’état d’urgence. Sous ce format-là, à part un bref épisode au moment des émeutes de 2005, l’état d’urgence n’avait plus été appliqué à l’ensemble du territoire national depuis les années 1960 et la guerre d’Algérie. En tant que ministre de l’Intérieur, responsable des forces de sécurité, quel est votre rôle ?

Il faut peut-être rappeler les raisons pour lesquelles l’état d’urgence a été mis en place, parce qu’il y a eu beaucoup de commentaires, comme si l’état d’urgence avait été une mesure de confort pour le gouvernement, un prétexte destiné à permettre, en d’autres circonstances que les circonstances terroristes, la mise en place de mesures susceptibles d’être attentatoires aux libertés fondamentales. En réalité, il n’en était rien. Ce qui a justifié du déclenchement de l’état d’urgence, c’est ce que l’on appelle en droit la théorie des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire un contexte très particulier, celui de l’attentat massif perpétré par des individus qui venaient de l’extérieur.

Nous ne savions pas, au moment où nous déclenchons l’état d’urgence, si tous les terroristes impliqués dans l’attaque avaient été arrêtés, et nous ne savions pas non plus s’il n’y aurait pas d’autres attentats, si cette nuit du 13 novembre n’était pas le prélude à toute une série de crimes de masse perpétrés par le terrorisme islamiste, que nous voulions contenir.

Je rebondis sur ce que vous dites : on a vu l’état d’urgence se prolonger au-delà du quinquennat de François Hollande. Cette situation a alimenté de nombreux débats, en l’occurrence sur la mise sous cloche de certaines libertés fondamentales et les sacrifices opérés pour pouvoir lutter contre le terrorisme. Est-ce que ce débat-là existe déjà autour de la table du Conseil des ministres, ce soir du 13 novembre, ou l’impérieuse nécessité de faire face l’emporte sur le reste ?

Nous sommes dans une situation d’extrême urgence. On vient de procéder à l’assassinat de dizaines de ressortissants français et étrangers sur le territoire national par l’utilisation d’armes de guerre, avec le risque de réitération de ce type d’attentats par des commandos projetés à partir de l’Irak et de la Syrie. Je rappelle que quinze jours après les attentats du 13 novembre, nous organisons la COP21, avec des délégations du monde entier dont nous devons garantir la sécurité. Donc, les défis auxquels le gouvernement à l’époque est confronté sont immenses et la décision que nous prenons, c’est d’utiliser tous les moyens constitutionnels qui sont à notre disposition pour maîtriser la situation. Je rappelle que les commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat avaient été constituées en commissions d’enquête permanentes pour contrôler les décisions prises, et que celles-ci pouvaient être contestées en référé devant le juge administratif.

Plus tard dans la soirée, vous accompagnez le chef de l’Etat sur les lieux du Bataclan. Est-ce que vous pouvez nous décrire ce que vous découvrez ?

Lorsque nous arrivons sur place, ce qui domine, c’est le nombre de véhicules de sécurité, la mobilisation très forte des services de la protection civile, des services hospitaliers pour apporter secours aux victimes. Le président de la République et moi-même nous ne voulions pas perturber ces secours et donc nous sommes restés extrêmement discrets, à distance des opérations. Nous avons fait quelques pas, et très vite des citoyens nous interpellent sur le contexte, sur la sécurité, sur les mesures prises par le gouvernement. Ce qui domine à ce moment-là, encore une fois, c’est la sidération, le choc occasionné par l’extrême violence de l’attaque et le sentiment de très grand chagrin.

 Des liens se sont noués, se sont créés avec certaines victimes de tous les attentats qui se sont produits, dont ceux du 13 novembre  

Au cours d’une telle nuit, on imagine qu’il y a des moments où l’émotion reprend le pas sur l’action.

Il y a bien entendu des moments d’émotion très profonds et très durs, mais que l’on garde pour soi quand on exerce une responsabilité publique. À l’époque, je suis totalement dévoré par le rythme de l’action, par la nécessité, à tout instant, de prendre des décisions, d’organiser des dispositifs, de prévoir et d’anticiper des risques à venir, de rester en contact avec les services de renseignement français, mais aussi étrangers. J’ai énormément de contacts à ce moment-là avec les ministres étrangers et leurs administrations, parce que chacun redoute d’être frappé à son tour.

Dans les jours qui ont suivi, vous avez effectué plusieurs déplacements dans les hôpitaux, auprès des blessés. Est-ce que vous avez tissé des liens particuliers avec les victimes ? Est-ce que vous les voyez toujours ?

Des liens se sont noués, se sont créés avec certaines victimes de tous les attentats qui se sont produits, dont ceux du 13 novembre, des liens profonds. La plupart du temps amicaux, et qui me conduisent, aujourd’hui encore, à les voir et à leur parler régulièrement. »

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