Quel est votre premier souvenir de la nuit du 13 novembre 2015 ?
Mon premier souvenir, ce n’est pas une image, c’est un coup de téléphone. Vers 21 h 25, je reçois un appel de Jacques Méric, directeur de la police nationale sur l’agglomération parisienne, m’informant qu’une explosion vient d’avoir lieu à la porte D du Stade de France, à 21 h 15, et qu’il y aurait un mort. Je contacte immédiatement ma cheffe de la section antiterroriste, Camille Hennetier, qui n’en sait pas davantage. Puis, en allumant la télévision, je vois apparaître sur une chaîne d’informations en continu les bandeaux annonçant des fusillades multiples sur les terrasses du 10e et 11ᵉ arrondissement. Là, j’ai compris, ça m’a paru évident, je me suis dit ça y est, Paris est victime de multi-attentats. J’ai fait le lien avec ça, car depuis des mois, les services de renseignement ne cessaient de nous dire que la menace terroriste était extrêmement élevée.
Que décidez-vous de faire à ce moment-là ?
Deux options s’offraient à moi, rester chez moi et attendre les informations, mais je ne fonctionne pas trop comme ça, ou aller sur le terrain. J’ai donc rappelé mes officiers de sécurité, et vers 22 h 15, nous nous sommes rendus sur les terrasses du 10e et du 11ᵉ arrondissement.
Quand j’arrive, les enquêteurs ne sont pas encore là, ce sont les personnels des Samu et les pompiers qui s’affairaient à soigner les blessés. Je me rends successivement à La Bonne Bière, au Cosa Nostra et au Carillon. Ce que je vois, ce sont des scènes d’horreur absolue, des corps fauchés sur les terrasses, du sang partout, les impacts de kalachnikov. C’est épouvantable.
Vous vous rendez ensuite au Bataclan. Comment se déroule le reste de la nuit ?
La première mission, ça a été de travailler avec le préfet de police, Michel Cadot. Nous devions décider du plan d’assaut proposé par la BRI. Deux terroristes étaient retranchés au premier étage du Bataclan avec une douzaine d’otages. La négociation n’aboutissait à rien et la tension montait. La BRI nous a alors dit qu’il fallait intervenir rapidement, sinon les otages seraient exécutés. Le préfet a pris la décision, en concertation avec moi, de valider l’assaut.
Vers minuit, l’intervention a été lancée. On entendait les détonations sans savoir d’où elles venaient. On suivait tout en direct grâce au téléphone Acropole du préfet, relié au réseau de la police. Les terroristes ont été neutralisés et les otages sauvés. La BRI a fait un travail exceptionnel. Une fois l’assaut terminé, nous avons basculé dans la phase judiciaire, sécuriser les lieux, préserver les indices, organiser la scène de crime. Je ne suis entré dans la salle qu’à 1 h 30 du matin. Quand on rentre c’est dantesque, c’est l’horreur absolue. Vous imaginez des dizaines et des dizaines de corps les uns sur les autres dans un silence de mort.
Vous avez été surnommé « la voix des attentats ». Comment prend-on la parole en public dans un tel contexte ?
Il fallait absolument communiquer. L’attentat crée une situation de chaos et ces moments-là il faut les nommer. Tout le monde s’inquiète pour ses proches, tout le monde veut comprendre. D’ailleurs, tout le monde se souvient de ce qu’il faisait ce soir-là. Informer, c’est aussi montrer que l’État fonctionne et que la police judiciaire et la justice travaillent pour qualifier ce qui s’est passé, identifier les terroristes et les arrêter ou les neutraliser. Cette communication, on la préparait en équipe. J’écrivais souvent l’introduction et la conclusion, puis tout était relu, affiné. C’est seulement quelques minutes avant de parler que j’avais le texte final entre les mains. Et ensuite, c’est moi qui prenais la parole à la télévision, mais quand il y a dans de tels événements, ce n’est pas des plus simples.
Face à l’horreur, comment parvient-on à garder son sang-froid ?
C’est difficile parce qu’on a chacun notre sensibilité, notre personnalité, on a nos émotions et on a le droit d’en avoir d’ailleurs. Et comme je le dis toujours l’enjeu c’est d’arriver à les gérer, à les canaliser pour faire en sorte que ça ne vienne pas perturber la rigueur de l’exercice professionnel.
Chacun a son petit truc, moi, en général, je m’octroie quelques minutes sur la scène de crime où je vais me recueillir et penser aux victimes et après je passe à mon office professionnel, je me concentre et je fais plus que ça. Je ne suis pas allé partager les atrocités que j’avais vues avec mon épouse et mes enfants parce qu’ils ont compris ce qui se passait, ils n’ont pas eu besoin que je leur explique.
Nous avons aussi eu un soutien psychologique. Certains collègues allaient très mal. Nous avons vu un psychologue 48 heures après l’assaut de Saint-Denis. Je culpabilisais d’avoir tenu le coup, de ne pas avoir craqué face à ce que j’avais vu.
Dix ans après, comment abordez-vous cet anniversaire ?
Je m’aperçois que le temps a beau passer, les souvenirs sont toujours là et le temps ne les gomme pas du tout. Je l’ai vu avec le dixième anniversaire de Charlie Hebdo, ça a été extrêmement émouvant et peut-être encore plus fort que d’habitude. Bien sûr, c’est encore plus fort et encore plus dur pour les victimes qui ont souffert dans leur chair ou qui ont perdu des proches. Dix ans après, je sais que ça ne va pas être facile.