[Série] Au-delà des « carabistouilles » et du « pognon de dingue », ce que disent les mots de Macron

[Série] Au-delà des « carabistouilles » et du « pognon de dingue », ce que disent les mots de Macron

(3/5) Avant 2022, publicsenat.fr fait le bilan du quinquennat Macron. Le Président a marqué les esprits par un langage bien à lui, à la fois lettré et parfois très direct. Nous avons demandé à des linguistes et sémiologues d’analyser les mots du Président. Damon Mayaffre, chercheur au CNRS, a même appris à une intelligence artificielle à « parler le Macron ». Résultat, on sait si ses discours sont plus à gauche ou à droite. La machine a même déjà écrit sa déclaration de candidature pour 2022…
Public Sénat

Temps de lecture :

13 min

Publié le

Mis à jour le

« Carabistouilles », « Croquignolesque », « in petto », « poudre de perlimpinpin », « captatio benevolentiae »… Si une chose a marqué le quinquennat d’Emmanuel Macron, ce sont bien ses mots et ses petites phrases. On les connaît. Ils ont provoqué, parfois marqué l’actualité.

Le parler Macron, c’est un savant mélange. Un langage châtié, une langue au registre soutenu, mêlée d’expressions plus directes, un brin désuètes, voire qui sentent bon la naphtaline. Le charme de l’ancien. Un paradoxe pour celui qui a été élu le plus jeune chef de l’Etat de la Ve République, à 39 ans. Ce Président lettré manie le langage avec plaisir. Il aime les mots. Ça se voit et ça s’entend. Tel un sportif qui maîtrise son sujet, il adapte son registre selon la situation, du discours très écrit à l’improvisation, plus ou moins heureuse. Une aisance certaine dans la prise de parole, dont il jouit, quitte parfois à se faire piéger à son propre jeu.

« Je vous fiche mon billet »

Ses expressions sont particulièrement marquantes. Petit florilège. On pourrait citer les désormais célèbres « je vous fiche mon billet », « par votre truchement », « on tourne casaque ». Juste avant les Gilets Jaunes, il dit :

Le carburant, c’est pas bibi.

« Il ne faut pas raconter des craques, ce n’est pas parce qu’on remettra l’ISF que la situation d’un seul Gilet Jaune s’améliorera. Ça, c’est de la pipe », assène-t-il en janvier 2019 lors du grand débat (voir la vidéo). Le même jour, visiblement inspiré, il dit encore : « Ceux qui leur avaient dit de voter le Brexit se sont tiré les flûtes ». Sans oublier « vous avez raison de me rappeler que j’ai passé l’hémistiche et que je suis sur une pente descendante de mon quinquennat ». Un vrai poète.

Réforme de l’ISF : « Si des mesures n’ont pas marché, elles seront corrigées » assure Emmanuel Macron
03:23

« Je traverse la rue, je vous en trouve » du travail

Parmi les nominés, on pourrait citer encore « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». La « nation de 66 millions de procureurs ». Des phrases aussi dites à l’étranger : depuis la Grèce, le chef de l’Etat n’entend rien céder, « ni aux fainéants, ni aux cyniques ». Ou encore « les Gaulois réfractaires », phrase prononcée depuis le Danemark. A croire que la parole se libère au-delà de nos frontières.

Vous avez aimé ? Vous en voulez encore ? Le top 3 très subjectif des petites phrases d’Emmanuel Macron est peut-être celui-ci. En partant de la troisième place du podium, le très bravache « qu’ils viennent me chercher », lancé après l’affaire Benalla. A la seconde place, on verrait bien « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », de juin 2018 (voir ci-dessous). Mais la phrase qui a peut-être le plus marqué, c’est celle-ci : en septembre 2018, s’adressant à un jeune dans les jardins de l’Elysée, il dit : « Je traverse la rue, je vous en trouve » du travail. Il parlait de « l’hôtellerie, des cafés, de la restauration » et du « bâtiment ». Mais le décalage, entre le ton et le sens de la parole présidentielle et le vécu des Français qui galèrent, passe mal.

« Une certaine distinction de langage vous pose comme légitime »

Mais que disent, au fond, les mots de Macron, au-delà des petites phrases ? Ont-ils évolué depuis 2017 et sont-ils l’expression d’une « pensée complexe » ? Premier point : parler selon un registre soutenu n’est pas l’apanage d’Emmanuel Macron. « François Mitterrand employait l’imparfait du subjonctif. Il y a un moment, une certaine distinction de langage vous pose comme légitime, comme quelqu’un de cultivé, qui maîtrise la langue. Tous les gouvernants français ont ce côté un peu lettré, à l’exception de Nicolas Sarkozy, qui est complètement atypique. Et on a passé son temps à lui reprocher, justement », nous explique Dominique Maingueneau, linguiste, spécialiste de l’analyse du discours et professeur émérite à l’université de la Sorbonne.

« Jean-Luc Mélenchon a aussi un français très châtié. Jean-Marie Le Pen parlait une langue admirable. Ce n’est pas spécifique à Emmanuel Macron », insiste l’universitaire. Quant aux expressions plus baroques, « de Gaule ou Chirac, avec « abracadabrantesque » faisait la même chose ». On pourrait ajouter le « pschitt » prononcé par l’ancien maire de Paris. Dominique Maingueneau ajoute :

La maîtrise de la langue, c’est jouer avec elle, jouer avec les emplois passés, les niveaux de langue. C’est ça la maîtrise.

« Langage oral extrêmement bien travaillé »

« Il a un langage oral extrêmement bien travaillé, choisi, d’une construction linguistique très élaborée. Il envisage les problèmes à différents niveaux, politiques, philosophiques, en prenant beaucoup de hauteur sur les choses. C’est comme s’il rejouait le Macron riquerien, l’ancien disciple du philosophe Paul Ricoeur », confirme Denis Bertrand, sémiologue et professeur à l’université Paris VIII. Pour lui, « les grandes références aux mots de Macron, c’est sur la première moitié de son quinquennat. Ce sont plutôt des dérapages verbaux. Mais j’ai le sentiment qu’il se surveille depuis cette période », croit le sémiologue. Denis Bertrand est aussi « frappé par un certain usage du superlatif ». Il ajoute : « Je me demande s’il n’utilise pas le superlatif comme une espèce de protection. C’est comme un écran. Ça ne coûte pas grand-chose et ça montre une forme d’engagement, mais le risque, c’est la désémantisation ».

Selon le sémiologue, « si ce n’est pas suivi d’effet, ça devient une parole verbale, avec une espèce d’épuisement de l’efficacité pragmatique de la parole. Quelqu’un qui fera sans arrêt des hyperboles finit par affaiblir la force du superlatif, et la prise sur le réel s’affaiblit ».

« Il n’a pas de noyau stable, c’est évolutif »

Reste qu’Emmanuel Macron n’est au premier abord pas si facile à étudier pour les spécialistes du langage et des mots. « C’est un OVNI en politique Macron », « ce n’est pas vraiment le bon client pour ça. C’est quelqu’un qui navigue entre plusieurs eaux. Vous aurez beaucoup de mal à trouver un vocabulaire spécifique. Ça veut dire quelque chose, mais c’est beaucoup plus difficile à étudier », explique Dominique Maingueneau. D’ailleurs, « on a toujours étudié les discours de gauche et de droite mais pas ceux du centre, car c’est insaisissable »…

Pour le linguiste, « il n’y a pas de consistance du discours d’Emmanuel Macron, tout dépend des circonstances. Il y a une habileté, une manière de faire. Il n’a pas de noyau stable, c’est évolutif ». Si bien qu’« il ne faut pas regarder tellement ce qu’il dit, mais la conjoncture dans laquelle il parle ».

« De tous les Présidents de la Ve République, c’est vraiment Macron qui a le vocabulaire le plus riche… à l’exception de Pompidou »

Un autre spécialiste a voulu prendre Emmanuel Macron aux mots, en les étudiant au plus près. Il s’est appuyé sur ses discours pour les analyser en profondeur. Pour cela, Damon Mayaffre, chercheur au CNRS, spécialiste de l’analyse du discours et chargé de cours à l’université Coté d’Azur, à Nice, s’est appuyé sur les techniques les plus modernes. Il a carrément utilisé l’intelligence artificielle (IA) pour analyser tous les mots de Macron. Littéralement. Plutôt que des traitements statistiques plus classiques, « on s’est mis depuis deux ans à l’intelligence artificielle, avec des algorithmes un peu plus compliqués, qui sont vraiment capables d’apprendre à parler le Macron. On donne à manger à ces modèles une grande quantité de textes d’Emmanuel Macron, de la campagne de 2016/2017 et les discours de 2017 à 2021 », explique le chercheur.

Damon Mayaffre en a tiré un livre, « Macron ou le mystère du verbe - Ses discours décryptés par la machine » (paru en mai dernier, aux éditions de L’Aube). Plus de 100.000 phrases sont passées au crible pour constituer le « corpus de Macron ». Elles ont été comparées aussi aux discours des précédents chefs de l’Etat. Bilan des courses, « de tous les Présidents de la Ve République, c’est vraiment Emmanuel Macron qui a le vocabulaire le plus riche… à l’exception de Pompidou. Il a une richesse lexicale, une rareté de vocabulaire et de mot utilisés, supérieur à un De Gaulle ou un Mitterrand », tranche et confirme le chercheur du CNRS, qui ajoute :

Il y a une vraie volonté chez Macron de marquer la hauteur présidentielle par le vocabulaire.

« Transformation profonde » : expression la plus courante dans son discours

Une « richesse du discours », que Damon Mayaffre explique aussi par « la pluralité des inspirations de Macron, capable de prendre des formules des humanités classiques, comme d’utiliser des mots technos anglo-saxons, comme le deep learning ». La machine justement confirme qu’il a « une variété de registres », selon son auditoire, « très académique, jargonnant » devant des intellectuels, « beaucoup plus populaire devant les Gilets Jaunes ». Par ailleurs, « il multiplie les thématiques ». En « omniprésident », il y a « chez Emmanuel Macron cette gourmandise de prétendre avoir quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi, l’économie, le féminisme, la Syrie et les matchs de l’OM ».

Le mot ou plutôt l’expression qu’on retrouve « le plus souvent dans son discours, c’est la « transformation profonde ». C’est aussi « « l’innovation », la « révolution », qui sera « profonde », « inédite », « réelle », car il y a une forme de suspicion, au bout d’un moment, à force de répéter. « Sincère » aussi revient », nous livre le père de la machine.

« Discours caché » chez Emmanuel Macron, qui est celui du « discours dominant néolibéral »

A vouloir affirmer sa sincérité, faut-il y voir un signe ? Peut-être. Car Damon Mayaffre analyse une part de « discours caché », chez Emmanuel Macron, qui est en réalité celui du « discours dominant néolibéral, dans lequel on baigne depuis une vingtaine d’années. Le discours selon lequel il faut libéraliser le marché du travail, privatiser, amaigrir l’Etat providence s’impose par l’évidence, c’est-à-dire par la non-explication. Il ne va pas dire qu’il faut privatiser à tout prix, mais le faire par des détours lexicaux qui n’utilisent pas les mots qui fâchent. Il va contourner en parlant plus généralement de la liberté d’entreprendre, économique, ou même en parlant de « plus d’allant économique ». On voit la dépolitisation du terme ».

Un autre « mot qu’il adore », note le chercheur, « c’est celui de « territoires », qu’Emmanuel Macron utilise à toutes les sauces. Ce mot monte en puissance depuis 1981 ». Il y voit « un basculement peut-être historique, d’une République jacobine vers une République girondine. On voit aussi qu’on passe d’un discours qui reste autour de la lutte des classes chez Mitterrand, à la fracture sociale chez Chirac, puis la fracture territoriale chez Macron ».

« Avec Emmanuel Macron, on arrive toujours en gros à 60 % de discours à droite et 40 % à gauche »

Mais stop, on arrête tout. L’intelligence artificielle est allée plus loin. Elle a permis de découvrir l’un des mystères les plus vieux de l’univers : Emmanuel Macron est-il de droite ou de gauche ? Résultat : il est plutôt de droite. Cette IA vient en réalité confirmer l’analyse faite par les commentateurs et une partie de la classe politique, au regard de la politique menée. Mais elle s’appuie ici sur les données que sont les mots du Président.

« On a fait ingurgiter à la machine des milliers de discours qui étaient qualifiés de gauche. On a mis du Jaurès, du Blum, du Marchais, du Mitterrand. Et on a fait de même avec la droite : de Poincaré à Chirac, en passant par Pétain. Et à partir de là, l’algorithme peut déterminer le pourcentage de gauche et de droite d’un discours », explique Damon Mayaffre, qui donne le résultat : « Avec Emmanuel Macron, on arrive toujours en gros à 60 % de discours à droite et 40 % à gauche. Ce qui est intéressant, c’est que c’est stable pendant presque tout le quinquennat, quel que soit le discours, et dès le départ, en 2017, avec la suppression de l’ISF et le Code du travail ».

Signe de cette tendance, l’algorithme a « remarqué dans le corpus de Macron des phrases plutôt empruntées à Sarkozy. Statistiquement, son Président inspirateur premier, c’est Nicolas Sarkozy, autour de la thématique travail, et depuis 2020, autour de l’autorité et de la sécurité ». CQFD. La machine trouve aussi un peu de de Gaulle, « quand Emmanuel Macron parle de la Nation ».

Le discours de candidature d’Emmanuel Macron pour 2022 écrit par l’intelligence artificielle

Le chercheur a poussé le vice plus loin encore, ou plutôt s’est amusé à demander à l’intelligence artificielle de concevoir le discours qu’Emmanuel Macron pourrait prononcer pour annoncer sa candidature à la présidentielle de 2022… Extrait, presque aussi vrai que nature : « L’exigence, le respect, la réussite et la souveraineté partagée seront, pour vous, mon horizon. C’est collectivement, réconciliés et en responsabilité, que nous gagnerons face aux chimères politiques qui mettent notre monde au bord de l’abîme et face aux écocides qui mettent la planète en danger. Parce que mon projet est votre ambition, soyez sûrs que mon engagement sera au service du pays, de l’écologie et de notre destinée continentale, pour relever ensemble le défi climatique, le défi technologique, le défi migratoire, le défi sanitaire et le défi démocratique d’une Europe souveraine réunifiée ».

On sent l’IA tentée de caser un maximum de mots correspondant au corpus Macron, mais l’idée est là. Point étonnant, ce discours, conçu par la machine, est « à 55 % à gauche et à 45 % à droite ». Un bug dans la matrice ? C’est en fait logique. « On lui a appris à parler le Macron, mais aussi le Macron période électorale », explique le chercheur du CNRS, qui constate que « les discours de candidats sont plus lexicalisés à gauche, avec l’équité, le partage, la promesse, le futur. On l’a vu avec Jacques Chirac et la fracture sociale ».

Reste à voir quels mots Emmanuel Macron utilisera vraiment pour la suite. Il devrait à nouveau, comme il l’a fait, « dire le chemin mais sans dire la destination. Il va être en marche. Il est en mouvement, il est dans le changement, la transformation. Il adore les mots en « tion » », note Damon Mayaffre. Mais le risque de cette « sorte d’imprécision politique, cette façon d’affirmer qu’il n’a pas d’idéologie », c’est « une sorte de vacuité idéologique de son discours », analyse le chercheur. « Emmanuel Macron n’est pas défini par un corpus surplombant. Il fabrique son discours. Il s’adapte », corrobore Dominique Maingueneau. Damon Mayaffre souligne d’ailleurs que « le processus, étymologiquement, ça veut dire en marche ». On y revient.

Dans la même thématique

Deplacement du Premier Ministre a Viry-Chatillon
7min

Politique

Violence des mineurs : le détail des propositions de Gabriel Attal pour un « sursaut d’autorité »

En visite officielle à Viry-Châtillon ce jeudi 18 avril, le Premier ministre a énuméré plusieurs annonces pour « renouer avec les adolescents et juguler la violence ». Le chef du gouvernement a ainsi ouvert 8 semaines de « travail collectif » sur ces questions afin de réfléchir à des sanctions pour les parents, l’excuse de minorité ou l’addiction aux écrans.

Le

Turin – Marifiori Automotive Park 2003, Italy – 10 Apr 2024
6min

Politique

Au Sénat, la rémunération de 36,5 millions d’euros de Carlos Tavares fait grincer des dents. La gauche veut légiférer.

Les actionnaires de Stellantis ont validé mardi 16 avril une rémunération annuelle à hauteur de 36,5 millions d’euros pour le directeur général de l’entreprise Carlos Tavares. Si les sénateurs de tous bords s’émeuvent d’un montant démesuré, la gauche souhaite légiférer pour limiter les écarts de salaires dans l’entreprise.

Le