Les sénateurs se font rares dans les couloirs du Palais du Luxembourg le mardi matin. Tous rassemblés ce jour-là en réunions de groupe autour de leur chef de file respectif pour débattre, à huis clos, de l’agenda législatif à venir et de l’actualité politique. Ce mardi tout particulièrement, les échanges se sont allongés plus que de coutume. La réunion des socialistes, commencée plus tôt, s’est achevée bien après midi. Si l’ambiance est toujours feutrée sous les lambris du Sénat, à 48 heures de l’examen en séance publique de la réforme des retraites, il règne dans le vieux palais de Marie de Médicis la gravité des veilles de bataille. L’heure est donc aux derniers ajustements pour la gauche sénatoriale, qui sait qu’elle sera scrutée de très près par les opposants à la réforme.
Un peu plus d’une semaine après l’examen chaotique du texte à l’Assemblée nationale, et les accusations d’obstruction parlementaire, les sénateurs socialistes, écologistes et communistes se sont entendus pour conduire les débats au moins jusqu’à l’article 7 - qui porte le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans -, tout en souhaitant empêcher un vote sur l’ensemble du projet de loi, dans la mesure où la majorité sénatoriale de droite et du centre, favorable aux grandes lignes de la réforme, l’emporterait sans difficulté.
Déconstruire et proposer
« Nous sommes debout, motivés, combatifs, convaincus… vous voulez d’autres adjectifs ? », lâche la sénatrice PS de l’Oise Laurence Rossignol au sortir de sa réunion de groupe. « Nous allons mener un débat de fond et apporter un certain nombre de réponses aux Français, en poussant le gouvernement et la majorité sénatoriale - je les mets dans le même lot -, face à leurs contradictions », détaille Rémi Cardon, sénateur de la Somme, qui évoque notamment l’imbroglio autour de la retraite minimale à 1 200 euros, présentée par l’exécutif comme l’une des principales avancées sociales du texte.
À l’heure où nous écrivons, plus de 2 000 amendements ont déjà été déposés sur ce projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale, dont plus de 600 sur le seul article 7. « Les amendements clefs seront ceux de suppression », glisse Laurence Rossignol. À ce stade, ils représentent l’essentiel des modifications proposées par les élus d’opposition. « C’est normal, puisque nous réclamons le retrait de ce texte », explique Guillaume Gontard, le président du groupe écologiste. « Mais nous porterons aussi des amendements de proposition pour prouver qu’il y a des alternatives à cette réforme, avec l’égalité salariale homme-femme, la taxation des richesses, et même sous l’angle des enjeux climatiques. Nous allons raconter notre contre-projet », assure l’élu isérois.
Accélérer et freiner
L’une des principales difficultés pour les sénateurs sera donc de tenter de maîtriser le temps d’examen pour parvenir à leur fin : pousser la droite, le centre et les autres soutiens de la majorité présidentielle à se prononcer sur le report d’âge, mais empêcher une adoption de la réforme. « La majorité dispose d’une armurerie particulièrement fournie pour s’assurer un passage en force », reconnaît Laurence Rossignol, en référence à l’article 47-1 de la Constitution ou encore l’article 38 du règlement du Sénat, qui permet au président de la Haute Assemblée de limiter les interventions sur un article ou un amendement.
« Le grand art, c’est de changer pendant la bataille. Malheur au général qui arrive au combat avec un système », disait Napoléon. Un principe que le sénateur communiste du Nord, Éric Bocquet, semble avoir fait sien. « Nous n’aurons pas toutes les manettes en main, et il faudra que l’on ait la capacité de s’adapter à ce qui se passera dans l’hémicycle. Il y aura des choses prévues et des choses imprévues. », explique-t-il. Il ajoute, avec gourmandise : « Cela aurait de l’allure que l’on puisse débattre de l’article 7 à partir du 7 mars, en parallèle de la prochaine journée de mobilisation ! »
Mardi matin, les 22 élus du petit groupe communiste, emmenés par la sénatrice de la Seine-Saint-Denis Éliane Assassi, se sont entendus sur la manière dont ils allaient se relayer dans l’hémicycle pour garantir une présence continue durant des débats qui risquent de se prolonger après minuit pendant dix jours. « Nous allons être offensifs et constructifs », poursuit encore Éric Bocquet. « Tout cela bien sûr dans la dignité du débat parlementaire. Nous voulons surtout faire la démonstration que la question financière ne se pose pas et qu’il s’agit d’abord d’un choix politique ! »
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Une résolution sur la retraite des sénateurs
Au sein des trois groupes de gauche, on estime que le principal adversaire au cours des débats ne sera pas situé sur les bancs du gouvernement, mais bien à droite de l’hémicycle : le risque étant que Les Républicains reprennent la main sur une réforme des retraites largement inspirée de celle qu’ils proposent depuis plusieurs années au moment des discussions budgétaires. « Nous avons repéré les articles où la majorité sénatoriale tentera d’aller plus loin que le gouvernement. C’est là que les débats vont se cristalliser », prédit Rémi Cardon.
Et ce, dès l’examen de l’article 1, qui porte sur la suppression des régimes spéciaux. La droite entend aller plus vite que l’exécutif et souhaite une convergence des régimes à partir de 2025. « Nous allons être beaucoup mobilisés sur cette question », prévient Éric Bocquet. « Il faut rappeler que ces régimes se justifient par la pénibilité des métiers concernés et des taux de cotisation supérieurs ».
De leur côté, les écolos entendent prendre la droite à son propre piège. En effet, le groupe réfléchit à une proposition de résolution, qui pourrait être portée par l’ensemble de la gauche sénatoriale, pour ouvrir un débat sur la fin du régime de retraite des sénateurs. La question avait déjà été soulevée par un amendement du député LR Pierre-Henri Dumont pendant les discussions à l’Assemblée nationale, non sans provoquer quelques remous chez les sénateurs de sa famille politique. « À partir du moment où l’on se penche sur la fin des régimes spéciaux, je ne vois pas pourquoi le Sénat ferait l’autonomie de se pencher sur sa propre situation », sourit Guillaume Gontard.
Une majorité sénatoriale embarrassée ?
Si la droite sénatoriale présente un visage plus homogène que les LR de l’Assemblée nationale, les divisions qui ont marqué les députés pendant l’examen du texte au Palais Bourbon nourrissent aussi quelques arrière-pensées à gauche. « Avec les sénatoriales, certains vont être assez embêtés », assure Guillaume Gontard. « En circonscription, on les sent plutôt au pied du mur. Face à la contestation, ils se mouillent de moins en moins sur la réforme. »
Les dissensions qui sont apparues ces dernières semaines au Sénat entre les LR et leurs partenaires centristes pourraient également offrir un angle d’attaque. Sur les retraites, la fin des régimes spéciaux et la possibilité d’un système de bonus/malus sur l’emploi des séniors sont des sujets de friction entre les deux groupes. « Lorsque l’on parcourt les amendements déposés, la position des centristes apparaît encore plus illisible que d’habitude », tacle Rémi Cardon. « Ces derniers temps, les centristes ont marqué leurs différences, avec des nuances très fortes par rapport à LR, notamment sur la taxation des superprofits. Evidemment, ce sont de sujets que nous allons ramener dans la discussion », promet Éric Bocquet.
Motion référendaire
La première charge d’envergure dans la bataille parlementaire qui s’annonce pourrait avoir lieu vendredi matin, avec le débat d’une motion référendaire, lancée par les socialistes mais portée par toute la gauche sénatoriale. « Elle doit être signée par au moins trente sénateurs présents au moment des débats, et nous espérons avoir les signatures d’au moins dix membres du groupe communistes et dix écologistes », explique un élu PS. L’adoption, dans les mêmes termes, d’une motion référendaire par le Sénat et l’Assemblée nationale permet au Parlement de proposer au président de la République un référendum sur son projet de réforme. Les chances d’adoption d’une telle motion sont quasi nulles au Sénat, mais elle est un moyen pour la gauche de gagner du temps sur le débat de fond. Patrick Kanner, le président du groupe socialiste, devrait la porter à la tribune. Aperçu mardi dans l’un des couloirs du Sénat, l’ancien ministre de François Hollande n’a pas souhaité répondre à nos questions et s’est contenté de lâcher : « Je peux vous dire que vous allez m’entendre dans les prochains jours ! »