L’ONU estime que la crise sanitaire a fait perdre 30 années d’avancées sur l’égalité femmes hommes. Elles sont les premières à avoir perdu leur emploi. Elles ont dû s’occuper des enfants, du foyer, quelle est votre réaction devant ce constat assez terrible ?
Oui, malheureusement, c’est un constat tout à fait exact. Cette crise a été la crise de la régression pour toutes les avancées qui avaient eu lieu pour les femmes en général dans les domaines de l’Unesco, dans l’éducation, la culture, les sciences, la formation. On le voit, c’est vrai. Par exemple, les femmes scientifiques ont publié beaucoup moins de recherches ces derniers temps parce qu’elles avaient trop de charges de famille. Donc, on voit que cette crise a pesé sur toutes les fragilités. Et là où il y avait une faille, elles se sont accrues, elles se sont élargies.
Cette crise agit comme un révélateur, un amplificateur de situations d’inégalité qui, en fait, sont déjà installées. Les femmes ont les emplois les plus fragiles, les moins payés… Cela s’est-il aggravé avec la pandémie ?
Oui et cela est vrai dans tous les domaines. C’est-à-dire par exemple, les inégalités entre les pays, les inégalités au sein des sociétés. L’inégalité qui est la plus largement partagée, c’est celle entre les hommes et les femmes.
Comment pouvez-vous expliquer cette situation d’inégalité initiale qui, vous l’avez dit, reste très présente dans de très nombreux pays, quelles que soient les cultures. Est-ce qu’on a une société qui reste patriarcale dans son ensemble ? Est-ce que c’est la maternité, par exemple, qui fragilise les femmes aux yeux des employeurs ?
C’est vrai qu’il y a des âges différents dans les fragilités et le moment pour les jeunes femmes de la maternité c’est un moment de fragilité parce que c’est là où peuvent se décider des carrières professionnelles et donc il faut avoir des politiques très ciblées sur ces âges-là. Mais moi, ce que je vois beaucoup et ce qui fait partie pleinement de ce que fait l’Unesco, ce sont les inégalités qui se jouent à la racine, dans l’éducation. Ça peut être l’accès à l’éducation, mais c’est aussi le choix des orientations, le choix des carrières.
On a évoqué les femmes, les mères, mais est ce que les filles aussi, ont pâti de cette pandémie et notamment en termes de scolarisation ?
Oui, on a vécu quelque chose de fou sur l’école. Au plus fort de la pandémie, il y a un an, on s’est retrouvé presque du jour au lendemain avec 90 % des enfants, c’est-à-dire 1,6 milliard d’enfants hors de l’école, avec des écoles fermées. On mesure tout ce qu’est l’école en réalité, parce que l’école, c’est bien sûr le lieu où on apprend mais pour les filles, c’est aussi le lieu où on est nourri. Le lieu où on est protégé, c’est le lieu qui permet aux mères de travailler.
Avez-vous constaté aussi des problèmes de nutrition que pouvait provoquer l’absence d’accès à la cantine lorsque les écoles sont fermées ?
Oui bien sûr on l’a constaté dans les pays les plus pauvres, mais même au sein des pays riches, vous avez eu ce genre de problème pour la nutrition des enfants parce qu’il n’y a plus d’accès à la cantine. Et pour la scolarisation des filles, on mesurait déjà ce risque et maintenant, on le constate : il y a un risque que les filles ne reviennent pas à l’école dans un grand nombre de pays.
Et on a mesuré à l’Unesco ce risque pour 11 millions de filles de ne pas retourner à l’école, notamment pour les adolescentes. Là aussi, c’est un âge clef, un âge sensible où la fermeture des écoles fait que les jeunes filles pouvaient aller pour les unes, travailler, ramener de l’argent. Pour d’autres, ce sont des grossesses précoces, pour d’autres, des mariages d’enfants. Et ça, ça veut dire que ce sont des destins bouleversés. Ce sont des filles qui ne retourneront pas à l’école, des filles qui ne pourront pas maîtriser leur destin. Donc, c’est très grave. Et là aussi, c’est une régression formidable par rapport à l’avenir.
Ce sont des jeunes filles dont les destins sont bouleversés, qui deviendront les femmes de demain…
Il n’y a pas de facteur, peut-être plus transformationnel des sociétés, que l’éducation des filles et l’éducation des femmes. Aujourd’hui dans le monde, sur les 750 millions de personnes qui ne savent ni lire ni écrire, les deux tiers sont des femmes. Et on a encore beaucoup de chemin à parcourir sur la scolarisation des filles. Cette crise est un facteur aggravant. C’est pour cela que nous avons lancé à l’Unesco des campagnes pour le retour des filles à l’école.
C’est aussi pour cela que nous avons aidé à l’éducation en général à distance, parce que cette perte des apprentissages est extrêmement pénalisante pour notre avenir à tous.
Et il est vrai que le covid-19 19 a eu un énorme impact sur l’éducation en général pour les filles et les garçons. Les pays ont fait des choix très différents sur la fermeture de leurs écoles. On voit par exemple qu’il y a eu plus de 41 semaines d’école fermée aux Etats-Unis, autour d’une dizaine de semaines de fermeture en France. Est-ce que vous estimez que la fermeture des écoles a été tout de même une bonne décision compte tenu de la situation sanitaire ?
En tout cas, nous, on a poussé pour le maintien d’une éducation. Alors, il y a des situations où il y avait beaucoup d’incertitudes. Rappelez-vous, au début de la pandémie, on n’avait pas assez d’études. On ne savait pas très bien si les enfants étaient en danger ou pas. Donc, les écoles, à ce moment-là, on comprend qu’elles aient été fermées.
Après, il y a la mutation du virus qui fait que de toute façon, c’est un sujet extrêmement mouvant. Mais ce qu’il fallait à ce moment-là, c’est de l’éducation à distance, garder un lien et c’était très compliqué pour tous les pays. En Afrique, neuf enfants sur dix n’ont pas accès à un ordinateur. Et la moitié de la population n’a pas accès à Internet. Et puis, on a vu que même quand on a accès à Internet, c’était très compliqué.
Les profs ne sont pas forcément formés à l’école à distance. Les familles ne peuvent pas toujours gérer ce temps-là. A l’Unesco, nous avons même fait des guides avec l’OMS et avec l’Unicef, pour rouvrir dès que possible les écoles dans la sécurité. Et c’est d’ailleurs aussi pour cela que nous avons appelé en décembre, quand il y a eu le premier vaccin, à ce que les enseignants fassent partie des publics prioritaires vaccinés, afin que les écoles ouvrent.
Les enseignants vont bientôt être prioritaires pour être vaccinés en France. Du coup, selon vous, c’était une bonne solution, finalement, de garder les écoles ouvertes en France un maximum ?
C’est sûr que dès que c’est possible, il n’y a rien qui remplace l’école. On voit toutes les limites de l’enseignement à distance. Il y a eu des innovations formidables. Par exemple, on a formé beaucoup de profs dans les pays du Sud pour faire des cours à la télévision, à la radio, car il n’y a pas uniquement les cours en ligne. Mais on voit bien que rien ne remplace l’émulation du groupe. Le regard du professeur, cette attention sur tout ce qui se joue dans une classe, ne peut pas se jouer à distance. Et puis, il y a tous les sujets de décrochage dont on parlait, notamment pour les filles. Donc, dès que les écoles peuvent être ouvertes, c’est vraiment ce qu’il faut favoriser.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, cette pandémie est en train d’occasionner un sacrifice générationnel, celui des enfants, des étudiants, des jeunes dans leur ensemble ?
Aujourd’hui, c’est le risque, parce qu’encore une fois, il y a des âges clés. Ces filles qui ne reviendront pas à l’école, elles ne reviendront pas plus tard. Il faut toujours avoir cela en tête. Et puis il faut toujours garder ces intérêts en tête. On sait bien mesurer l’impact de fermeture des commerces sur la croissance économique. On sait mesurer tout ça. Est-ce qu’on sait mesurer tous les impacts à long terme de la fermeture des écoles ? On a essayé de le faire d’ailleurs, nous, avec la Banque mondiale, mais ça fait partie de notre intérêt commun à tous à long terme.
Justement, si on parle un peu d’anticipation ou bien de guérir cette situation, comment rattraper les apprentissages qui ont été perdus ? Et comment préparer l’école à pouvoir faire face à ce type de situation, demain ?
C’est un grand défi. D’abord sur les apprentissages… Des premières projections qui sont vraiment très sérieuses, montrent qu’on aura probablement à la fin de cette année scolaire, 100 millions d’enfants de plus qui ne maîtrisent pas les compétences minimales en lecture. C’est-à-dire que cela augmente de 20 %. Là où, dans une situation non pandémique, cela aurait baissé de 2 %. Donc, il y a des impacts sur les apprentissages. Ça veut dire que du point de vue pédagogique, quand les enfants reprennent les cours à l’école, on ne peut pas faire comme si de rien n’était.
On travaille avec tous les ministères de l’Education pour rattraper ce retard. Il y a aussi un impact psychologique social très fort. On commence à le voir maintenant. Tous les pédopsychiatres le disent et alertent.
Emmanuel Macron a annoncé des séances gratuites chez les psychologues, pour les enfants de 3 à 17 ans c’est une bonne mesure ?
Oui, partout dans le monde, on voit qu’il y a eu aussi cet impact de santé mentale et on voit encore une fois ce qu’apporte l’école.
La pandémie a aussi été synonyme d’un grand black-out sur le monde de la culture. Salles de cinéma, musées, salles de spectacles fermées, avec tout de même un certain nombre de nuances selon les pays. Au niveau européen, la plupart des salles de cinéma sont restées fermées. L’Espagne a ouvert ses salles de spectacle avec un protocole sanitaire strict. Il y a eu tout de même des concerts tests qui ont été organisés en Allemagne, et à Barcelone. Et puis, il y a eu des musées ouverts en Suisse, en Allemagne, à Madrid et très récemment au Portugal. Comprenez-vous les choix très stricts qui ont été faits en France ?
Il y a eu des choix très différents de par le monde, nous, on regarde par exemple tous les sites du patrimoine mondial. Vous savez, ces fameux sites classés à l’Unesco. Là, pour le coup, 90 % étaient fermés. Après, la question a été différente pour les salles de spectacles, les musées, même si dans la très grande majorité, ils étaient plutôt fermés. Là aussi, je crois qu’il faut être très pragmatique. Au début, on ne savait pas bien mesurer les effets de circulation du virus.
Il faut des études, il faut des cas pratiques. Il faut regarder dans quelles conditions on peut accueillir du public. Plus la crise dure, plus on s’aperçoit là aussi de cet impact immatériel, du manque de culture. On s’assèche, le public s’assèche et la culture n’est pas seulement du divertissement. C’est aussi une façon d’apprendre. C’est une façon d’être ému. C’est une façon de partager des choses ensemble. Donc, si on est appelés à vivre longtemps dans cette situation, il faut trouver des solutions adaptées qui arrivent à concilier les deux. Mais on ne peut pas considérer que c’est un black-out complet qui peut rester dans la durée.
Quelle est aujourd’hui la situation des musées au niveau mondial ? Quinze mois après le début de la pandémie, vous en avez parlé, 30 % ont dû réduire leurs effectifs, 6 % ont dû fermer. Et aujourd’hui, comment se dessine leur avenir ?
On vient de publier justement, une enquête mondiale sur les musées pour mesurer la baisse de la fréquentation. Elle a été de 70 %. Et sur la baisse des revenus on voit très bien la différence des modèles. Vous avez des musées privés reposant uniquement sur la billetterie, le mécénat, dont certains vendent leurs collections aujourd’hui pour survivre. Quelque chose qui n’est pas possible en France compte tenu de la législation. Et puis, vous avez des modèles publics avec des financements publics. C’est le cas en France. Ils sont heureusement soutenus dans cette crise. Ils ont innové et ils ont trouvé des formats digitaux, parfois des nouveaux publics. Mais la situation est extrêmement grave et là aussi, on retrouve ce que c’est que le musée. Le musée a un rôle citoyen. C’est de l’éducation. Là aussi, les enfants qui n’ont pas été au musée, qui n’ont pas fait le lien entre l’histoire de l’art et ce qu’ils apprennent en cours. Tout ça, ce sont des pertes de chance. Ce sont des pertes de connaissances. On ne fait pas le lien entre les choses quand on n’a plus les musées, donc il faut vraiment les protéger, les préserver. Et nous, nous avons appelé à un financement public accru parce que là, on retrouve quand même le rôle du financement public pour amortir ces crises.
Il y a un exemple qui m’avait beaucoup marqué à la fin de l’année 2020. C’est lorsque l’Opéra de Londres avait dû vendre un tableau de David Abder pour renflouer ses comptes. Cela montre effectivement les différences de modèles économiques. Certes, la situation du monde culturel, des intermittents du spectacle est très compliquée en France, mais cela nous rappelle tout de même que l’on a un soutien public qui reste important et qu’il faut préserver…
Les intermittents du spectacle, c’est un régime social qui est justement fait, pour gérer ces flux d’activité. C’est le fait qu’il y ait une précarité par nature dans le travail des artistes, des techniciens du spectacle. C’est une des deux leçons majeures que nous avons retenues d’un vaste ensemble de débats que nous avons fait sur la culture, un mouvement que nous avons appelé « résiliart » à travers le monde. Plus de 200 débats dans de nombreux dans de nombreux pays, avec la société civile, les artistes, le monde de la création, parfois les institutions.
Et on en a fait la synthèse. L’un des deux points, c’était qu’il faut absolument améliorer le statut social des professionnels de la culture et notamment des artistes et des techniciens du spectacle. En France, il y a un régime qui existe et qu’il faut conserver et protéger. Mais il y a aussi tout ce qui s’est passé avec l’accélération du numérique. Le numérique n’a pas été en crise, c’est le moins qu’on puisse dire pendant cette période, et les grandes plateformes digitales, de vidéos en ligne ont pris une place accrue. Le financement de la culture par les acteurs du numérique est une question qui se pose déjà depuis longtemps. Elle devient aujourd’hui absolument essentielle.
L’Allemagne avait parlé de la France comme de « l’Absurdistan » au moment où elle avait eu des règles sur les commerces essentiels, non essentiels. Il y a eu tout ce débat autour des livres qui ont été considérés pendant le deuxième confinement comme « non essentiels », vous le déplorez ?
A un moment les librairies sont passées du bon côté, si j’ose dire, de la liste. Ce qui est évident, c’est que c’est une période de grande interrogation aussi. Il y a beaucoup de choses qui sont remises en cause. On a besoin de sens. C’est le moment où on a le plus besoin de culture. Et les livres restent à la fois ce refuge, cette consolation, mais aussi cette mise en perspective et cette réflexion. Et nous sommes des foules sentimentales, pour reprendre les mots d’Alain Souchon. On en a besoin.
Pour terminer j’aimerais aborder la liberté de la presse. En France où la liberté de la presse semble être un acquis, il y a eu le cas de Morgan Large cette journaliste qui enquête sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne. Elle a été victime d’une tentative de sabotage mettant en danger sa vie et celle de sa famille, la liberté de la presse n’est donc pas un acquis partout ?
Non, c’est un combat permanent. Les atteintes à la liberté de la presse sont partout, et notamment pour le journalisme d’investigation. Il y a eu le meurtre de cette journaliste à Malte, Daphne Caruana Galizia. C’est une tendance très préoccupante quand on regarde les meurtres de journalistes assassinés parce qu’ils font leur métier. Avant, c’était majoritairement sur des zones de conflit, dans les zones de guerre. Et bien maintenant, ce sont majoritairement hors des zones de conflit. C’est très préoccupant. Il y a toute une confiance à regagner entre les médias et les citoyens.
Il y a aussi tout un sujet d’éducation aux médias et à l’information parce que malheureusement, on voit aussi que les libertés nouvelles qui vont avec, avec le numérique, avec les réseaux sociaux, c’est aussi beaucoup de désinformation. Ce sont parfois des campagnes d’intimidation en ligne contre des journalistes, notamment les femmes journalistes. Donc, il y a aussi tout un travail d’éducation aux médias et à l’information qu’il faut mener de façon plus moderne en prenant en compte justement la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux.