Si François Rebsamen évoque un « texte de compromis » lors de la conférence de presse de compte-rendu du Conseil des ministres du 30 juillet, le gouvernement a finalement décidé de ne pas prendre en compte l’avis du Conseil d’Etat qui préconisait une réécriture du texte. La question de la reconnaissance d’une « communauté » corse et l’octroi d’un pouvoir législatif soulèvent la question d’une reconnaissance du communautarisme en droit français, mais également celle de l’articulation des normes juridiques. En creux, il s’agit même d’une réflexion sur l’Etat de droit estime Benjamin Morel, maître de conférences en droit public et en droit constitutionnel à l’Université Paris Panthéon-Assas. Entretien.
Quels sont les risques juridiques liés à l’inscription du terme « communauté » dans la Constitution ?
Si on reprend l’avis du Conseil d’Etat, il y a plusieurs éléments dans le projet de loi constitutionnelle qui posent problème. D’abord, le Conseil d’Etat explique dans son avis que le statut d’autonomie n’existe pas, toutes les collectivités territoriales sont autonomes. La question porte plutôt sur l’organisation d’un régime qui permet une plus ou moins grande autonomie. Au-delà de la notion de communauté, la définition des singularités de la Corse et le fait qu’elles permettent de justifier des dérogations au droit commun dans un régime d’autonomie est problématique. Ensuite, il faut savoir à qui on accorde ces caractéristiques et donc les dérogations. Si on renvoie ça à une communauté, c’est problématique car je renvoie à des caractéristiques subjectives excluantes d’autres groupes, et donc ça revient à consacrer le communautarisme au niveau constitutionnel. Dès lors il y a deux voies, soit on ouvre le droit à d’autres communautés, auquel cas la République universaliste est morte, soit on reconnaît des communautés qui ont des droits spécifiques, mais cela revient à hiérarchiser les communautés.
La notion de peuple corse aurait-elle été plus facile à manier ?
La notion de peuple corse, en droit constitutionnel, ouvre le droit à la sécession donc c’est pour ça qu’Emmanuel Macron avait proposé la notion de communauté qui semblait moins dangereuse.
Comment l’octroi d’un pouvoir législatif à la Corse pourrait-il menacer l’ordre juridique français ?
Actuellement, en Corse, les compétences sont toutes des compétences décentralisées, rien n’appartient en propre à la Corse. Une solution pourrait consister à transférer directement des compétences de l’Etat vers la collectivité, sur le modèle du régime polynésien, mais ce n’est pas ce que prévoit le texte actuellement. En l’état, le projet de loi, sur l’autonomie législative, est une impasse logique. On risque de se retrouver dans une situation où deux normes contradictoires se rencontrent. Or, l’Etat de droit c’est d’abord la hiérarchie des normes. Soit on assume un statut à la polynésienne avec des compétences complètement transférées par le législateur, soit on met en place une anarchie juridique. Sur le pouvoir réglementaire, on a le même problème, il y aurait deux autorités de même niveau qui pourraient intervenir et se contredire.
Une loi organique ne peut pas régler ce partage de compétences ?
Le problème, c’est que la loi organique va cerner les domaines dans lesquels il pourrait y avoir une intervention de la collectivité de Corse, mais elle ne peut pas empêcher le Parlement d’intervenir dans ces matières. La loi organique ne peut pas démettre le Parlement de ses compétences. Il faut que ce soit le législateur au niveau national qui habilite la communauté corse à intervenir en matière législative.
On évoque souvent l’existence de régime insulaire spécifique dans d’autres États européens, notamment en Italie ou en Espagne, est-ce un modèle ?
Tout d’abord en Italie ou en Espagne, ce ne sont pas des régimes insulaires. Il existe des régimes de compétences transférées, mais ils sont réglés en amont de la hiérarchie des normes et prévoient donc le transfert de compétences déterminées. En Italie et en Espagne, ces régimes ont été mis en place pour des considérations linguistiques, comme en Catalogne ou dans le Trentin-Haut-Adige, mais ils n’excluent pas les autres régions et communautés autonomes qui ont d’ailleurs largement exploité ces régimes.
En refusant de prendre en compte l’avis du Conseil d’Etat, le gouvernement renvoie la balle aux parlementaires qui devraient être saisis du texte dès le mois d’octobre selon François Rebsamen ?
Pour le gouvernement, c’est une manière de renvoyer la patate chaude au Parlement et surtout au Sénat. Le gouvernement a peur d’un retour de flamme et d’une reprise des tensions en Corse ou que le président de la République soit accusé de ne pas avoir tenu parole. Le Sénat est finalement chargé de faire le sale travail et, soit de rejeter le texte, soit d’arriver à une version du texte qui ne ravira pas les nationalistes.