Le Liban est en train de se reconstruire, mais il doit le faire avec une population qui change. Le pays fait face à un phénomène d'exode des classes moyennes et des jeunes. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur le plan politique ?
Nous vivons une révolution impressionnante, surtout pour celles et ceux, comme moi, qui ont vécu la guerre froide, qui était hyper politique, où finalement le sort du monde se décidait entre gouvernements, dans leurs affrontements ou dans leur coopération et parfois leur connivence. Maintenant, le politique est comme muet, désarmé, impotent, et ce sont les dynamiques sociales qui mènent le monde. Le cas du Liban est tout à fait remarquable, mais c'est vrai pour tout ce que l'on a vu en Amérique latine tout au long de l'année 2019. C'est vrai aussi en France, d'un certain point de vue. C'est vrai également en Afrique. Ce qu'on voit au Liban, ce sont des ressorts politiques cassés, une incapacité du système politique de réagir autrement qu'en continuant de la même façon. Regardez ce changement de premier ministre qui devait marquer la rupture. Voilà la nomination d'un homme qui est le pur fruit du sérail. Cela veut dire que le politique ne réagit plus, que les manettes politiques ne réagissent plus. Quand les manettes politiques ne réagissent plus, ce sont les dynamiques sociales qui prennent le relais. La grande inconnue sur le plan politique, c'est de savoir si ces dynamiques sociales vont avoir un transformateur politique qui leur permettra de réaliser, de construire un changement institutionnel.
Pour ce qui est du Liban, est-ce que cela peut profiter au Hezbollah, par exemple ?
Le Hezbollah fait partie du système politique libanais. D'ailleurs, c'est extrêmement intéressant parce qu'il s'est formé à l'extérieur du système politique libanais et c'est pour cela qu'il a eu dès le départ ce profil de milice qui posait son extériorité par rapport aux institutions libanaises. Peu à peu, il a été absorbé par ce système politique libanais et donc il est en difficulté. On l'a vu, il a été accroché dans les rues, dans les manifestations. La question est donc : que peut-on faire lorsque les sociétés réclament non pas un changement de politique, non pas un changement de personnel, non pas un changement de gouvernement, voire d'institution, mais un changement de système ? On entendait cela dans les rues de Beyrouth tous les jours, on l'entendait aussi dans les rues d'Alger, on l'entendait même dans les rues de Paris dans la bouche des gilets jaunes.
Drame dans le drame, jeudi, un énorme incendie s'est déclaré sur le port de Beyrouth, déjà complètement dévasté par la double explosion du 4 août. L'essayiste franco-libanais, Jad Zahab, dénonce « l'incapacité répétée de la classe politique libanaise et de l'État à assurer ses missions, au premier rang desquelles protection et sécurité. » Qu'en pensez-vous ?
C'est exactement cela. On ne peut pas mieux formuler la situation actuelle. Faisons un peu d'histoire. Pourquoi l'État a-t-il été inventé partout dans le monde, pas seulement au Liban ? Il a été inventé pour assurer la protection des populations qui sont sous son gouvernement. À partir du moment où cette fonction de protection n'est pas assurée, on est dans une situation de rupture de ce fameux contrat social qui a fondé l'État. La difficulté qui est propre au Liban, c'est que non seulement cet État n'est plus en mesure d'assurer les fonctions essentielles d'un État, donc n'est plus crédible, n'a plus la confiance, n'a plus de légitimité, mais en plus, il faut s'interroger sur la manière dont cet État a été construit il y a maintenant 100 ans. Il a été construit sur des bases communautaires à partir d'un pari pratiquement impossible dont on ne trouve de réussite nulle part dans l'histoire du monde, qui est d'institutionnaliser les communautés pour en faire la base d'un système politique. Ce système s'est lézardé au fil des années et des décennies. Maintenant, il s'est effondré et du coup, le problème est double. Que peut-on faire quand il n'y a plus d'État ? Et que peut-on faire lorsque le modèle d'État, qui a fonctionné plus ou moins bien pendant 100 ans, n'était pas véritablement adapté à la réalité sociologique de la population libanaise ?
L'autre sujet de préoccupation de la France et de l'Europe, c'est la Turquie. Ankara n'est-elle plus un partenaire comme le dit Emmanuel Macron ?
La situation est très compliquée, il ne faut pas se précipiter sur des formules définitives. La Turquie présente deux caractéristiques majeures, la première est génétique. C'était un empire. Se pose alors un énorme problème qui n'est pas propre à la Turquie. Comment peut-on passer d'un empire à un État ? Cela provoque partout des drames, que ce soit l'empire russe, que ce soit l'empire chinois, que ce soit l'empire ottoman.
L’empire ottoman dont rêve encore Erdogan...
Oui, d'un certain point de vue. Et cela m'amène au deuxième paramètre. La Turquie, ce n'est pas rien par son nombre d'habitants, par sa position géographique, par son économie, par le fait qu'elle est un pont presque naturel entre l'Asie et l'Europe et peut être le monde chrétien et le monde musulman. Elle est donc en situation d'être une puissance régionale. C'est le drame des relations internationales actuelles. Depuis la chute du Mur, où il n'y avait que deux puissances qui comptaient, poussent un peu partout des puissances régionales qui veulent être reconnues comme tel. La souffrance de la Turquie comme de l'Iran, c'est ce refus opposé par la communauté internationale de lui reconnaître un statut, de la reconnaître comme puissance régionale. Quand on ne veut pas reconnaître quelqu'un, ce quelqu'un réagit par l'outrance.
Vous justifiez presque la politique expansionniste d'Erdogan...
Je ne la justifie pas, au contraire ! Je dis que c'est une pathologie qui conduit à une autre pathologie. Je dis qu'effectivement, on n'a pas su parler à la Turquie. On n'a pas su intégrer la Turquie dans l'Union européenne. Elle a attendu à la porte pendant plus de 50 ans dans le système international et cette humiliation constante qui a été opposée à la Turquie comme à d'autres pays voisins ou plus lointains, a mécaniquement enclenché un système et dangereux et populiste. Rien de tel que le populisme pour récupérer cette frustration et ce ressentiment, et pour en faire la source d'une nouvelle dynamique politique, d'un néonationalisme éclatant. Le pari d'Erdogan est de renouer avec ce passé ottoman. Je pense que c'est dangereux pour un État de se sortir des difficultés auxquelles il est confronté en renouant avec un passé qui est devenu mythique, illusoire, surtout lorsque ce passé est agressif pour ses voisins.
Que doit faire l'Europe ?
Dans les relations internationales, il y a, me semble-t-il, deux mots-clés qui sont : intégration et reconnaissance. Reconnaître l'autre. Nous ne savons pas le faire.
Quand vous dites « Nous », de qui parlez-vous ? De l'Europe ? De la France ?
Je parle du "Vieux monde" qui a été aux commandes du système international pendant des siècles et des siècles, jusqu'à la décolonisation et surtout jusqu'à la chute du mur de Berlin. Avec la chute du mur de Berlin, ce temps était terminé, nous sommes alors entrés en plein dans la mondialisation. Nous ne sommes plus dans l'Europe du Congrès de Vienne, dans l'Europe de 1914, ni même dans l'Europe de 1989. Nous sommes dans la mondialisation. Cela implique de reconnaître l'autre qui appartient à une autre histoire qui a sur sa région une volonté d'être un acteur majeur. Donnons-lui cette chance ! Lorsque nous ne la lui donnons pas, il fait des choses mauvaises, dangereuses, condamnables. La répression des Kurdes va tout à fait dans ce sens, de même que l'intervention sur le sol syrien de la Turquie.
Tout comme le jeu dangereux de la Turquie avec la Libye ?
Vous avez raison, le jeu dangereux avec la Libye fait partie de ce rêve impérial turc. Mais attention, la Turquie n'est pas la seule à avoir joué ce jeu. Que celui qui n'a pas pêché en matière libyenne jette la première pierre.
Vous pensez à la France...
Oh pas seulement ! Je pense, c'est vrai, à la France de Monsieur Sarkozy et de Bernard-Henri Lévy en 2011, puis de ses successeurs. Mais je pense également à la Grande-Bretagne qui était aussi dans l'opération de 2011. Je pense aux États-Unis et je pense surtout aujourd'hui à des États extrêmement actifs dans le conflit libyen que sont le voisin égyptien, le maréchal Sissi, et plus loin, les Émirats arabes unis. La Turquie est un élément d'un jeu qui est régionalisé et pour le compliquer davantage, internationalisé.
Comme mot clé, vous disiez « reconnaissance » mais aussi « intégration »..
Intégration, ça veut dire quoi ? Cela veut dire que dans ce concert mondial - 193 États souverains et combien d'autres entités qui ne demandent qu'à s'exprimer - il faut donner à chacun un rôle qui puisse contribuer à la stabilisation internationale. Si vous dites "moi, je fais tout, c'est moi qui définis l'ordre international, c'est moi qui vais vous imposer les règles, c'est moi qui vais dire qui a raison et qui a tort, c'est moi qui vais dire où est le bien et où est le mal", eh bien vous créez une dynamique conflictuelle qui, hélas, ne s'éteindra pas.
Donc exclure la Turquie de l'OTAN par exemple, serait totalement contre-productif ?
Moi, je pense que c'est l'OTAN qui est contre-productive parce que ses alliances n'ont plus de sens. L'OTAN appartient au système bipolaire qui n'existe plus depuis 31 ans. On est en porte à faux, les alliances sont en porte à faux. Avez-vous remarqué à quel point les relations internationales sont davantage dominées par la fluidité que par l'alliance ? Regardez les principaux conflits, vous verrez que le positionnement de chacun des acteurs change en fonction des scénarii. Autrefois, c'était très simple. L'ami de mon ami était mon ami, l'ennemi de mon ennemi, c'était également mon ami, l'ami de mon ennemi, c'était mon ennemi et l'ennemi de mon ami, c'était mon ennemi. Aujourd’hui, cela ne se passe plus comme ça.
Il y a un troisième dossier international dans lequel la France joue un rôle majeur, c'est le Mali. Notre intervention militaire a commencé en 2013 pour stopper l'avancée des djihadistes et pour sécuriser la bande sahélo-saharienne. Aujourd'hui, il y a sur place un sentiment anti-français très fort, la situation politique est extrêmement instable, et on a perdu 45 soldats. Qu'est-ce qu'on a raté ?
Ce que l'on a raté, c'est la lecture de ce conflit. Vous mettez le doigt sur quelque chose d'essentiel dans les relations internationales d'aujourd'hui, c’est-à-dire qu'on continue à regarder le monde d'aujourd'hui avec les lunettes d'hier. On continue de croire que les guerres d'aujourd'hui sont le prolongement, la copie, la reproduction des guerres d'hier. Les guerres d'hier, c’étaient des affrontements de puissances, des compétitions de puissances. Aujourd'hui, les conflits, ce sont des compétitions de faiblesses, là où les États se défont, où les sociétés se décomposent, où les économies sont complètement improductives. Hier, la guerre, c'étaient des armées les unes face aux autres. Aujourd'hui, la guerre, ce sont les civils. Autrefois, la guerre, c'étaient des ambitions, des stratégies, aujourd'hui, les conflits, ce sont des phénomènes de décompositions. Dans le conflit sahélien, bien sûr qu'il y a des djihadistes, mais le fondement même de ce conflit c'est une imbrication de facteurs écologiques, sociaux, culturels et économiques qui sont terriblement négatifs. Penser que dans le Sahel, la désertification progresse de 10 centimètres par heure. Ce qui veut dire que les cultivateurs n'ont plus de terres à cultiver et que les pasteurs n'ont plus de fourrage pour leurs troupeaux et viennent donc sur les terres des cultivateurs qui, déjà, ne peuvent pas s'en sortir. Tout ceci se mêle ou s'exprime à travers des conflits intercommunautaires. Le terrorisme là-dedans n'est qu'un épiphénomène, c’est-à-dire des entrepreneurs de violences qui essaient de tirer profit de cette situation hyper conflictuelle.
Un « épiphénomène » dites-vous qui a fait suffisamment peur à la France pour qu'elle intervienne en 2013. C'était donc une erreur ?
Oui, c'était une erreur parce que ce n'est pas une nouvelle « bataille de la Marne » qui va régler la question sahélienne, c'est beaucoup plus compliqué que ça. Nous sommes dans la mondialisation et la mondialisation fait entrer dans le système international des sociétés qui sont absolument invivables et tant qu'elles sont invivables, cela se traduira par des explosions conflictuelles et des explosions de violences sans cesse plus fortes. Une armée ne peut rien contre cela. Une armée peut contre une autre armée, mais elle ne peut rien contre des lambeaux.
Donc on laisse faire ?
Mais non ! Il faut transformer ces sociétés. L'urgence immédiate, c'est un plan de sauvetage pour le Sahel, sans quoi il sera terreau de violences et de conflits de manière permanente. Je disais tout à l'heure que le populisme profitait de la frustration et du ressentiment, je dirais là que les entrepreneurs de violences terroristes profitent des situations de décomposition sociale.
On parlerait d'ingérence si l'Europe lançait un immense plan de sauvetage pour le Sahel.
Nous avons maintenant des institutions multilatérales et nous avons dans le système onusien des agences formidables, le Programme des Nations unies pour le développement notamment, qui fait un travail extraordinaire et qui peut fort bien, s'il en a le mandat et les moyens donnés par les puissances les plus riches, entreprendre ces transformations qui sont absolument indispensables. Sans quoi vous aurez toujours dans ces pays qui sont en décomposition sociale, en faillite économique, en faillite institutionnelle, cette situation de violence et nos malheureux soldats et humanitaires périront sur cette base, c’est-à-dire victimes de cette mauvaise lecture des conflits d’aujourd'hui. Il est temps d'enlever, comme disent les Anglo-Saxons, le coton que l'on a sur les yeux, il est temps de voir la réalité de ces conflits. On ne sait pas lire ce conflit, de même qu'on ne sait pas lire le conflit yéménite ou le conflit afghan, et même, d'un certain point de vue, le conflit syrien, même si sa nature est totalement différente. Ce n'est pas en raisonnant en termes d'alliances ou en bannissant telle ou telle organisation qu'on progressera. Il faut apprendre à lire la réalité sociale. Le monde est porté par ces dynamiques sociales qui vont très vite, qui courent beaucoup plus vite que le politique et qui peuvent faire des catastrophes si on ne les institutionnalise pas à temps.
Et aux États-Unis ? A 8 semaines de la présidentielle, les dynamiques sociales sont aussi en train de dépasser le politique ?
Il y a eu en effet le meurtre de George Floyd qui a provoqué une très forte mobilisation, une prise de conscience politique dans les minorités aux États-Unis qui d'habitude s'abstiennent et ne votent pas. Il semblerait que cette mobilisation espérée sur la base de ce drame ne soit pas aussi forte qu'on l’escomptait. On ne sait pas. Mais continuons dans la lecture sociale. Trump est quelqu'un de bizarre, mais c'est quelqu'un qui a aussi une base sociale. Sa base sociale, c'est cette classe moyenne qui se sent doublement « menacée ». Menacée d'une part par la montée des minorités et le sentiment qu'elle va devenir minoritaire chez elle, et je mets des guillemets à « chez elle », menacée aussi par une mondialisation dont elle s'aperçoit, et elle a raison sur ce point, qu'elle ne lui est pas favorable. Tout ceci donne un carburant extraordinaire à la rhétorique « trumpienne » qui, du coup, lorsqu'elle est excessive, rencontre l'attente de cette partie de la société.
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