Certains l’attendaient sur les aspects techniques des nouvelles relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, et donc, sur sa grande connaissance du dossier. D’autres sénateurs étaient désireux d’entendre son point de vue sur des aspects plus généraux de la politique européenne. Auditionné au Sénat ce 16 février 2021 devant trois commissions (affaires étrangères, affaires européennes et affaires économiques), le négociateur de l’Union européenne dans la saga du Brexit, Michel Barnier, était quasiment en terrain conquis. Sa famille, la droite, est certes majoritaire dans la chambre où il a fait un bref passage dans les années 90. Mais la clarté du discours et son action entreprise depuis le divorce demandé par les Britanniques en 2016, lui ont valu une attention qui a dépassé les rangs des Républicains. Remercié, félicité pour son tour de force, celui d’avoir négocié un accord en neuf mois, son audition s’est même terminée sous les applaudissements.
Le conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne s’est évidemment exprimé sur les implications de l’accord de retrait, mais aussi sur l’accord de commerce et de coopération arraché à Noël entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Michel Barnier – qui affiche de plus en plus ambitions pour un retour sur la scène politique nationale – a également laissé percer sous la coque du négociateur en chef européen, celle de l’homme politique « qu’il a toujours été ».
L’ancien commissaire européen est d’abord revenu sur l’accord de retrait, arraché lui aussi au dernier moment, début 2020. Le document de divorce, en quelque sorte, de 1 200 pages, règle les questions institutionnelles et le devenir des ressortissants européens et britanniques. « Le protocole est complexe, mais il est opérationnel et durable », a-t-il insisté. Le traité règle notamment la question sensible de l’île irlandaise, où les cicatrices d’un long conflit sont encore vives. « Personne n’a jamais été capable de me démontrer la moindre valeur ajoutée du Brexit, personne, pas même M. Farage », s’est exclamé Michel Barnier. Mais le compromis noué pour éviter la réinstauration de contrôles à la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande a sérieusement vacillé.
« L’erreur » de la Commission européenne sur les exportations de vaccins
Lorsque le laboratoire AstraZeneca a annoncé la réduction d’un quart des premières livraisons de doses promises à l’Union européenne, la Commission européenne a décidé de surveiller les exportations, une mesure qui aurait supposé de rétablir des contrôles douaniers à la frontière entre les deux Irlande. Tollé dans les îles britanniques, qui a obligé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, à faire rapidement marche arrière. Michel Barnier a admis lui aussi que le recours à des contrôles avait été « une erreur », et qu’il faut en « tirer les leçons ».
A deux reprises, le conseiller spécial de la Commission européenne a été sollicité pour réagir à la campagne vaccinale britannique, qui progresse à un rythme plus rapide que dans l’Union. « Tant mieux si de plus en plus de Britanniques sont vaccinés. Il faut éviter les polémiques sur le sujet, éviter la surenchère. Je leur souhaite leur meilleur », a indiqué diplomatiquement l’ancien commissaire. A la lumière des enjeux en matière environnementale, sanitaire et sécuritaire du siècle, Michel Barnier rappelle que l’important est de « préserver l’esprit de coopération avec les Britanniques. »
Concurrence à armes égales : Michel Barnier appelle les commissions du Sénat à la vigilance
Quant à l’accord posant le cadre les relations commerciales entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, Michel Barnier a expliqué qu’un mécanisme était présent pour assurer des « règles du jeu équitables », et ainsi éviter un dumping social aux portes de l’Union. Deux sujets font désormais l’objet d’attentions particulières : le principe de non-régression des standards et des normes, et le niveau des aides d’Etat aux entreprises. Le deuxième sujet risque d’ailleurs de se poser d’autant plus avec la crise économique provoquée par la pandémie. Afin d’éviter toute distorsion de concurrence, plusieurs outils dissuasifs existent : mesures compensatoires, rétablissements de tarifs ou encore suspensions. Sur ce cœur de l’accord, Michel Barnier insiste qu’il faudra vérifier le bon respect. « Je ne peux pas dire que tout ça va marcher parfaitement », a expliqué le négociateur, demandant de juger l’accord « dans la durée ».
La Commission européenne suivra l’application du traité, mais Michel Barnier a également appelé les parlementaires – le Sénat comme l’ensemble des parlementaires européens – à mener eux aussi leurs propres enquêtes d’évaluation et de contrôle et à relayer les éventuels points d’alerte des entreprises. « Vous avez un rôle à jouer », a appelé Michel Barnier. L’ancien commissaire européen note déjà qu’il y a des « raisons » d’être vigilant, car trois ministres britanniques envisagent des assouplissements après la sortie de leur pays du marché unique. Sur la durée hebdomadaire du travail, sur la réintroduction de pesticides ou encore sur les règles prudentielles applicables au secteur financier. Les contrôles ne sont ni l’expression d’une « punition » ou d’une « revanche », mais bien la conséquence d’un pays qui a fait le choix de quitter l’Union et d’en perdre les avantages, a résumé Michel Barnier. Et d’employer un proverbe allemand, qui a probablement été évoqué lors des négociations : « On ne peut pas aller danser dans deux mariages à la fois. »
Un message à la France : « comprendre pourquoi le Brexit s’est produit »
Outre la question irlandaise et le suivi des risques de dumping économique, social ou environnemental, Michel Barnier, qui se raccroche progressivement à la vie politique française, a adressé une recommandation d’abord à ses compatriotes, puis aux autres Européens. Il faudra, selon lui, « passer un peu de temps pour comprendre pourquoi le Brexit s’est produit ». La France ne fait pas exception à cette menace et ne pourra pas faire l’économie de cet « examen de conscience », selon l’ancien ministre de l’Agriculture. « Pourquoi il y a eu ce rejet de l’Union européenne ? […] Dans beaucoup de régions pauvres ou en difficulté du Royaume-Uni, l’industrie a disparu, ça existe aussi chez nous. Il y a moins de services publics, le sentiment de ne pas être protégé […] C’est un sentiment populaire que je recommande d’écouter. »
Interrogé sur la progression ces dernières années de l’euroscepticisme, Michel Barnier a livré une sorte d’autocritique sur les travers de l’Union. « Il y a eu à Bruxelles et pendant trop d’années, soutenue par des gouvernements de droite et de gauche, une forme d’ultralibéralisme, qui a consisté à déréguler. » Le négociateur en chef considère également que l’Europe doit s’interroger sur ses projets communs, et éviter de dépenser trop d’énergie dans de nouveaux traités de fonctionnement. « Je ne suis pas sûr qu’il faut mettre les questions institutionnelles au premier rang de l’agenda. Je ne suis pas sûr que ça intéresse les gens », a-t-il avoué. Il faut, au contraire, se pencher sur de nouveaux sujets de coopération : la défense, la santé, ou encore l’industrie. « Ce ne doit plus être un gros mot comme cela a été trop longtemps à Bruxelles », concède-t-il.
Pour l’heure, il a précisé qu’il restera encore « quelques semaines de plus » à Bruxelles pour suivre la ratification de l’accord UE-Royaume-Uni au Parlement européen. Le discours de cet homme politique au « tempérant de montagnard habitué aux longues marches – comme il se décrit lui-même – reste encore contraint par ses responsabilités européennes.
« Vous n’aurez pas beaucoup à attendre, si je puis dire, dès l’instant où je serai dégagé de mes responsabilités européennes, pour que je reprenne ma part simplement, avec détermination, dans le débat politique français », a-t-il promis.