« Victoire ». Les socialistes ont crié sur tous les toits leur satisfaction d’avoir obtenu de Sébastien Lecornu la suspension complète de la réforme des retraites, jusqu’à janvier 2028. Fin de l’histoire ? On en est loin. Car il faut maintenant voter cette suspension. Pour comprendre, il faut mettre un peu les mains dans la mécanique parlementaire.
« Je m’en fous de la carrosserie, ce qui m’intéresse, c’est le moteur »
Après un certain flottement, le premier ministre a assuré mercredi que la suspension passerait via un amendement au projet de loi de Financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Mais un sérieux hic est vite apparu. Si l’amendement est bien adopté, le budget de la Sécu comporte aussi des mesures dénoncées par les socialistes, comme le doublement des franchises médicales. Pire : avec le non-recours au 49-3, comme Sébastien Lecornu s’y est engagé, répondant à l’une des exigences du PS, la copie finale du texte pourrait partir dans tous les sens, avec « un budget Frankenstein » à la clef. Les députés PS pourront-ils dès lors le voter, même s’il comporte la suspension ?
L’autre option, un projet de loi à part entière, aurait arrangé les affaires des socialistes – et par ricochet celle de Sébastien Lecornu. Pas de mauvaise surprise, on sait pour quoi on vote. Mais ici, c’est le calendrier qui coince. Jusqu’à Noël, les débats sont en effet essentiellement pris par les discussions budgétaires. Difficile de trouver le temps pour examiner un tel texte, à moins de le faire entrer au chausse-pied… Cela s’est déjà vu. « Un texte ad hoc, ça suppose qu’on soit sur le mode de l’époque Covid : un examen et adoption en 10 jours, douche comprise, et que le Conseil constitutionnel ait le temps de se prononcer », imagine un sénateur PS. Mais là ne serait pas l’essentiel. « Peu importe le véhicule. Je m’en fous de la carrosserie, ce qui m’intéresse, c’est le moteur. Et le moteur, c’est l’engagement du premier ministre, que la réforme soit suspendue jusqu’en 2028, dans sa totalité », lance Patrick Kanner, président du groupe PS du Sénat, « et s’il ne tient pas son engagement, il sera censuré ».
Les socialistes se sont-ils fait rouler ?
L’option d’un texte spécifique est de toute façon aujourd’hui écartée. Reste que l’idée que les socialistes se seraient fait quelque peu rouler circule. Se réjouissant un peu vite d’avoir obtenu un scalp, en s’attachant aux mots « suspension de la réforme », ils seraient passés à côté de quelques subtilités liées au recours à l’amendement au PLFSS. Patrick Kanner, qui était présent lors des 7 heures de réunion avec Sébastien Lecornu ces dernières semaines, confirme que les socialistes se sont concentrés sur le « quoi », et pas le « comment ». « La négo, c’était l’objectif. On sait où on doit arriver. Et si on n’y arrive pas, ça veut dire que l’engagement pris n’est pas respecté », explique aujourd’hui le sénateur du Nord.
Face à ces questionnements, les acteurs de l’accord qui ne dit pas son nom font monter la pression sur l’exécutif. Au gouvernement d’aller au bout, sinon… « Si on se fait balader, on enverra tout balader », prévient dans L’Humanité Boris Vallaud, à la tête des députés PS. « Le gouvernement a pris des engagements. C’est lui qui maîtrise l’ordre du jour. C’est à lui de faire des propositions concrètes et efficaces pour que sa parole devienne une réalité pour les Français », ajoute Rachid Temal, sénateur PS du Val-d’Oise. « Il n’y aura pas d’entourloupe ou de ruse procédurale, vous êtes le garant qu’à la fin du processus, que la suspension devienne une réalité juridique », a mis en garde le député PS Laurent Baumel à la tribune, défendant la position de son groupe sur la censure de LFI. « Si le gouvernement ne tenait pas ses engagements, comme sur la suspension, nous censurerions immédiatement », prévient clairement Olivier Faure salle des quatre colonnes, à l’Assemblée.
Demander le non-recours au 49-3, « c’est Laurent Baumel qui a vendu l’idée à Olivier Faure, qui l’a achetée. C’est la boulette Faure-Baumel »
Si les socialistes mettent la pression et affichent leur volonté, en réalité, la stratégie interroge en interne. Au point qu’hors micro, plusieurs élus pointent la demande de non-recours au 49.3… pourtant officiellement demandé par le PS. « Bien sûr, c’était une erreur », va jusqu’à dire un cadre socialiste, qui pense « que c’était malin de la part de Lecornu » d’accepter. Les socialistes seraient-ils pris à leur propre piège ? L’absence de 49.3 « peut donner un budget invotable », met en garde le même, qui ajoute, dans une forme de lassitude :
Un autre parlementaire socialiste dénonce aussi cette stratégie. « Je n’ai jamais été favorable au retrait du 49-3. Le 49-3 permet de nettoyer le texte à la fin, de reprendre les choses utiles et d’enlever ce qui pose problème », avance ce parlementaire socialiste, qui met au passage la responsabilité sur le premier secrétaire : « Je pense que c’est une faute d’Olivier Faure. Il a pensé que faire un coup. Mais il a pris l’élastique en pleine tronche ». Mais le même apporte une explication plus précise : « C’est Laurent Baumel qui a vendu l’idée à Olivier Faure, qui l’a achetée. C’est la boulette Faure-Baumel », tacle ce camarade… Une paternité que confirme une autre source socialiste.
« Si à la fin on estime que la bouteille est aux trois quarts vide, on censurera »
Reste que le premier ministre s’est maintenant engagé à ne pas sortir l’arme nucléaire parlementaire, qu’est le 49-3. Comment faire avec une Assemblée imprévisible ? « On va se battre pied à pied pour sortir toutes les saloperies qui existe dans le PLFSS, notamment le fait de supprimer l’exonération des indemnités journalières des personnes en affection de longue durée, comme si elle avait choisi d’être cancéreuses », prévient Patrick Kanner, « il nous trouvera sur son chemin, ligne par ligne. Et si à la fin on estime que la bouteille est aux trois quarts vide, on censurera », ajoute le patron des sénateurs PS, qui défend le non-recours au 49-3 : « Ça met chacun devant ses responsabilités ». « Chacun prendra son risque », corrobore Olivier Faure, et « il n’y aura pas de correction possible, en fin de parcours, avec le 49.3 ». Autrement dit, aux Français de juger.
Certains espèrent d’heureuses surprises durant les débats. « D’une part, il n’est pas dit que le PLFSS final sera aussi horrible que le projet initial. Il n’y a pas de majorité dans l’hémicycle pour l’année blanche ou pour s’attaquer aux malades chroniques, etc », pense la députée des Yvelines, Dieynaba Diop, porte-parole du PS. On peut aussi imaginer que si le texte mêle le sucré, comme la suspension de la réforme, et des mesures plus salées voire piquantes, l’abstention pourrait être une solution pour les députés PS. Encore faut-il qu’il y ait suffisamment de voix, issues d’autres groupes, pour adopter le texte. Trop tôt pour le dire. Mais Dieynaba Diop prévient : si le compte n’y est pas, les députés PS seront prêts à aller plus loin :
Retour du 49-3 ? « Ça peut finir comme ça, c’est la meilleure option »
A moins que… Une idée commence – déjà – à germer chez certains socialistes. Que Sébastien Lecornu décide, finalement, de recourir malgré tout au 49-3 sur le PLFSS. On ne serait pas à un rebondissement près. « Non, ce n’est pas imaginable, car ça fait partie de nos demandes. Nous même avons dit, que si nous étions au gouvernement, nous n’utiliserions pas le 49-3 », réagit sur l’antenne de Public Sénat le sénateur PS Yan Chantrel.
Mais un autre socialiste n’exclut pas ce twist final. « Ça peut finir comme ça. C’est la meilleure option. Mais il faudra que les socialistes ne contestent pas », lâche un parlementaire PS. Dès lors, soit Sébastien Lecornu en prend la décision, pour respecter les engagements pris auprès du PS. Soit l’idée devra venir des socialistes eux-mêmes. Une vraie cascade, pour le moins périlleuse, s’amuse un sénateur : « Faudra faire une Belmondo ! »