Dans un documentaire, la rédaction de Public Sénat retrace les grandes lignes du travail de la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseil privés. Dans leur rapport présenté en mars, les sénateurs dévoilent plusieurs dérives, avec des conséquences sur la souveraineté de la décision publique. Au passage, ils révèlent que cette expertise privée a coûté très cher au contribuable.
Au commencement : le « droit de tirage » communiste
« C’est une idée qui a germé il y a très longtemps », raconte Éliane Assassi quand on lui demande d’où est venue la volonté d’enquêter sur les cabinets de conseil privés. « J’avais été personnellement interpellée par un certain nombre de papiers dans la presse qui ne datent pas d’aujourd’hui », décrit la présidente du groupe communiste au Sénat.
Avant même le déclenchement de la crise sanitaire, le recours à un cabinet de conseil pour rédiger l’exposé des motifs du projet de loi « Mobilités » avait fait débat. « Une première en politique », écrit alors le journal « Le Monde ».
Ces dernières années, de grands cabinets de conseil sont ainsi cités dans la presse, mais sans faire polémique… Jusqu’en février 2021 et les révélations de Politico. Le site internet d’information politique dévoile que gouvernement a eu recours à plusieurs cabinets de conseil, dont la multinationale McKinsey - un géant du conseil dans le monde - pour accélérer la distribution des vaccins.
En novembre 2021, un mois après le début de la nouvelle session parlementaire, chaque groupe politique du Sénat doit décider de ce qu’il fait de son « droit de tirage », qui permet de créer une commission d’enquête. Les communistes sont en panne d’inspiration. Eliane Assassi se souvient : « Mon secrétaire général [Marc Hainigue, ndlr] me dit ‘Ecoute Eliane, on vient de m’appeler, il faut absolument que nous déposions le sujet d’une commission d’enquête sinon nous passons à côté de notre « droit de tirage », c’est-à-dire le fait que notre groupe puisse avoir dans l’année une commission d’enquête. Je lui dis : ‘Trouver un sujet comme ça, en si peu de temps… mais pourquoi on ne s’intéresserait pas justement aux cabinets de conseil’. Et en fait : voilà comment l’idée est partie. »
La commission d’enquête est constituée le 25 novembre 2021. Le 10 décembre, elle fait une demande auprès du gouvernement : disposer de tout document rédigé par un cabinet de conseil ou auquel ils ont eu accès. C’est l’une des prérogatives de ces instances parlementaires : elles servent à contrôler l’action de l’Etat, les administrations ne peuvent pas refuser de coopérer.
Pour le seul ministère de la Santé, la commission d’enquête reçoit ainsi plus de 5000 documents. Problème : la masse de document est uniforme, estampillée du seul logo de l’administration. (Cf extrait ci-dessous).
« On a reçu ces documents la veille, même très tard le soir, se remémore Arnaud Bazin, le président LR de la commission d’enquête. Nos administrateurs les ont reçus très tardivement et un grand nombre de documents : ce qui ne nous a pas empêché quand même, pendant la nuit, de les examiner quand même, pour en faire une certaine classification et qu’en effet aucun n’était logoté. […] Nous n’avons aucun moyen de vérifier quelle est la part d’apport des cabinets de conseil et quelle est la part du travail d’administration car il n’y a qu’un type de document logoté au logo du ministère de l’administration française et on ne peut absolument pas peser ce qu’a fait le cabinet de conseil. »
Ce constat pose problème aux sénateurs : ils suspectent que des salariés d’entreprises privées ont participé à la décision publique. « Il y a une pénétration des cabinets dans nos administrations qui peut passer inaperçue, sauf que là, on l’a vue ! », explique Eliane Assassi. « On a bien vu à travers beaucoup de documents que le conseil arme la décision du décideur et lui met le focus sur une hypothèse parmi plusieurs », ajoute le sénateur Arnaud Bazin.
Face aux doutes soulevés par l’analyse des documents, les sénateurs interrogent quatre ministres.
Parmi eux : Olivier Véran, à l’époque ministre de la Santé. Il est auditionné par les sénateurs le 2 février 2021. Ses déclarations sont à rebours de ce qu’ont découvert les sénateurs. Le ministre de la Santé dit alors que « le positionnement du cabinet de conseil est très clair. Il vient toujours en appui ou conseil d’un chef de projet interne à l’administration, dans le cadre d’une expression de besoins clairement définie, avec des livrables clairement identifiés. La restitution de ces travaux se fait également dans un cadre défini en amont de la commande. »
Une déclaration qui s’apparente à une récitation, selon les sénateurs. « Nous, nous savons que ces documents sont très largement pour ne pas dire totalement des livrables du cabinet McKinsey, mais le ministre ne le reconnaîtra jamais », explique Éliane Assassi.
Quel cadre ?
Les sénateurs de la commission pensent avoir mis en lumière une dérive. Le recours aux cabinets de conseil s’est fait via un contrat-cadre, négocié en 2018 mais sans doctrine, ni tour de contrôle. En clair, le recours était légal mais désordonné. « La commission d’enquête ne remet pas du tout en cause l’intérêt des cabinets de conseil privés dans des domaines particuliers, explique Arnaud Bazin. D’ailleurs, c’est banal d’y recourir. Le sujet c’est que maintenant, c’est parti en effet tous azimuts, et que ce n’est pas évalué, que le type de marché pour lequel c’est mis en place, cela a tendance à pousser au réflexe de consommation. »
Selon les sénateurs, ce cadre souple a permis des dérives. En 2020, McKinsey, l’un des poids lourds du secteur a ainsi été missionné pour réfléchir au futur du métier d’enseignant pour un contrat de 496 800 euros dans le cadre d’un colloque à l’UNESCO finalement annulé. La commission d’enquête peine à trouver le rendu de ce contrat avec l’Etat.
Auditionné le 18 janvier 2022 au Sénat, Karim Tadjeddine, l’un des directeurs associés de McKinsey, se montre hésitant et peine à convaincre les sénateurs (Cf extrait ci-dessous). « Il faut recontextualiser, analyse Éliane Assassi. On était en plein mouvement des enseignants. Rappelez-vous, il y avait une mobilisation très forte au sein de l’Education nationale à ce moment-là, et forcément découvrir qu’on faisait appel à un cabinet privé pour organiser un colloque qui n’a jamais eu lieu d’ailleurs sur l’évaluation du métier d’enseignant alors que nous avons des enseignants, que nous avons des chercheurs, des sociologues, tout ce que vous voulez… de compétence internationale, dans notre pays. Et que l’on faisait appel à un cabinet de conseil pour cette mission, pour l’organisation d’un colloque : moi je l’organise le colloque, je sais faire ! »
Après quatre mois de travaux et l’audition de 47 personnes, la commission d’enquête remet un rapport en mars 2022. Elle y parle d’un « phénomène tentaculaire », et d’une « influence croissante » des cabinets de conseil privés. Ces conclusions ont été adoptées à l’unanimité des 19 membres de la commission d’enquête, et par tous les groupes politiques représentés au Sénat.
En juin 2022, ce même groupe de sénateurs remet une proposition de loi inspirée de son travail d’enquête. Ce texte de 19 articles reprend les 19 propositions du rapport. Les sénateurs s’engagent au passage à l’inscrire à l’ordre du jour de la session ordinaire d’octobre 2022 si le gouvernement ne s’en empare pas d’ici là.
Mais déjà, l’opinion a été marquée par les révélations sénatoriales. « [Mi-mai], je suis allée à Strasbourg, raconte Eliane Assassi. Il y a des enseignants qui sont venus en groupe pour me remercier pour le travail, des soignants, aussi. Donc, voilà… Il y a eu avant, pendant et après et il y aura, je pense un ‘après-après’, avec le dépôt de la proposition de loi et le débat qu’on aura au Parlement ».
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