Caroline Fourest : «Privilège blanc : on se trompe de combat avec un terme pareil»

Caroline Fourest : «Privilège blanc : on se trompe de combat avec un terme pareil»

Entretien avec Caroline Fourest, journaliste, essayiste, réalisatrice et éditorialiste à Marianne, auteur de « Génération offensée, de la police de la culture à la police de la pensée. »
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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20 min

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Ce meurtre raciste d'un policier américain n'est pas le premier. A chaque fois qu'un tel drame se produit, il y a un sursaut dans l'opinion et une volonté de faire changer les choses. Barack Obama salue « un changement de mentalité » qui pourrait déboucher sur des réformes nationales. Avez-vous le sentiment que l'Amérique est à un tournant et que ce meurtre pourrait vraiment changer la donne ?

 

Le choc est mondial, on le voit à l'ampleur des manifestations partout. Ce qui change beaucoup les choses cette fois, c'est qu'on a des vidéos. Désormais, tous les citoyens ont une caméra et cela change la donne. Lorsqu'on voit les images avec Georges Floyd, l'ambiguïté n'est pas possible : l'abus d'autorité, la violence du regard de ce policier blanc qui se sait filmé et qui pense quand même qu'il a le droit d'aller jusque-là pendant 8 minutes 45 secondes, sur le cou de Georges Floyd. Bien sûr qu'il faut que la justice passe, parce que la justice va nous apprendre des choses sur ce qui se passe avant et sur ce qui se passe après. Mais nous avons tous les moyens de juger la disproportion, la violence, la déshumanisation qui a coûté la vie de Georges Floyd.

Ce qui est difficile aux États-Unis, c'est que c'est un immense pays fédéral, que chaque Etat a sa police et sa politique et que ce qui a été fait sous Barack Obama ou avant, peut être très vite défait. Aujourd'hui, à la tête des États-Unis, on a quelqu'un qui a libéré tous les démons, qui a ravivé ce clivage sur la question ethnique qui a toujours empoisonné le pacte américain. Donald Trump a un discours qui flatte et libère le pire de l'idéologie blanche suprémaciste. Chaque fois qu'il y a un dérapage, chaque fois qu'il y a un groupe extrémiste blanc qui commet un crime ou qui se comporte de façon hallucinante, il trouve que ce sont plutôt des « bons gars », c'est son expression. L'impunité qu'on a vue chez ce policier, c'est aussi cela, c'est le climat qu'instille le président actuel des États-Unis.

 

Donc ce crime, c'est le résultat de presque 4 ans de Trump ? Ce policier a agi de la sorte parce qu'il se sent légitimé par son président ?

 

Évidemment, ce n'est pas né avec Donald Trump. Ces violences racistes policières existent depuis des années et des années aux États-Unis, depuis toujours en réalité, puisque le pays s'est fait sur la violence sur les Amérindiens puis sur la ségrégation. Donc défaire ce poison-là prend des siècles. Et ce qui complique la situation, c'est que c'est un pays où la circulation des armes est très forte : à peu près 300 millions d'armes à feu pour un peu plus de 300 millions d'habitants. Ça veut dire qu'on a une police qui, contrairement à la nôtre, a toujours peur de se retrouver face à un suspect armé. Et d'ailleurs, sur les 1000 personnes que tue la police, l'immense majorité est armée. Mais dans la minorité qui n'est pas armée, il y a une surreprésentation des Afro-Américains. Et on est arrivé à tellement de dérapages de policiers américains qui tirent (parce qu'il y a aussi cette culture : je dégaine et je réfléchis après), il y a eu tellement de morts par balles ou par plaquage ventral, qu'être noir aux États-Unis aujourd'hui, quand vous êtes interpellé simplement, que vous voulez enlever votre ceinture de sécurité ou prendre vos papiers dans la boîte à gants, cela peut vous coûter la vie. Cela crée donc une relation impossible entre policiers et citoyens.

 

Ce crime raciste aux États-Unis a trouvé un écho réel et sincère dans la famille d'Adama Traoré et provoqué des manifestations en France contre les méthodes policières parfois violentes et potentiellement racistes. Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat le conteste : « On ne peut pas faire d'équivalence entre ce qui s'est passé aux États-Unis et ce qui s'est passé en France. Certains cherchent à utiliser le drame des États-Unis pour le retourner contre la République et nos forces de l'ordre. Ne disons pas que les gendarmes ou les policiers sont rongés par le racisme, c'est absolument faux » .Qu'en pensez-vous ? Floyd / Traoré, aucun parallèle possible selon vous ?

 

Je comprends que le parallèle soit fait, je comprends qu'il soit tentant et je suis persuadée que dans les très nombreux Français qui sont allés manifester, il y avait un élan très sincère. Je suis aussi assez convaincue que peu connaissent les détails de l'affaire Adama Traoré. Ce qui est comparable, c'est que dans les deux cas, il y a une méthode d'interpellation qui est en discussion. On ne sait pas encore. Il y a des expertises, il y a des contre-expertises et bien malin celui qui prétend à la place de la justice savoir la vérité. C'est un peu comme le débat sur l'hydroxychloroquine, il faut avoir un peu de modestie et accepter que des experts puissent faire leur travail et que cela prenne du temps. Bien sûr que c'est trop long, mais la justice a besoin de temps pour établir une vérité et elle enquête à charge et à décharge. Donc c'est la justice qui pourra établir si Adama Traoré a été victime d'un plaquage ventral qui est responsable de sa mort. Ce qui est certain, c'est qu'il y a aussi une différence avec l'affaire Floyd parce que ça n'a pas été filmé. L'affaire Floyd, nous sommes tous capables avec la vidéo que nous avons, d'établir et de voir par nos yeux que Georges Floyd n'a opposé aucune résistance. Il n'a pas fui. Il n'a pas bousculé le policier. Il est même d'une incroyable dignité et d'un incroyable calme alors qu'il est en train de s'éteindre et de mourir.

 

Mais à en croire la sœur d'Adama Traoré, Assa Traoré, il aurait répété les mêmes mots : « Je n'arrive plus à respirer »

 

C'est possible qu'il ait prononcé les mêmes mots mais ni sa sœur, ni sa famille, ni nous, par le biais d'une vidéo, n'étions là. Je comprends l'émotion d'une sœur, je comprends l'émotion de toute une famille, mais l'émotion n'est pas la justice. Néanmoins, on sait que le plaquage ventral est dangereux, c'est pour cela qu'on devrait s'unir pour essayer de faire un débat constructif qui débouche sur des solutions qui puissent sauver des vies.

 

Mais vous voyez bien qu'on est très loin de l'union. Bruno Retailleau parle d'instrumentalisation et de racialisation du débat. Vous l'observez aussi ?

 

Je ne suis pas souvent d'accord avec Bruno Retailleau, mais je travaille depuis quelques années sur les mouvements identitaires, ceux d'extrême droite et racistes, mais aussi ceux d'une gauche qui veut effectivement racialiser tous les débats. Et ils ne le font pas pour trouver des solutions ni pour faire reculer les discriminations. Leur objectif est de vivre, moi, je les appelle des « profiteurs de guerre identitaire », ce sont des gens qui vivent du chaos, qui vivent de la victimisation et qui ne veulent jamais qu'on avance ensemble. Et je remarque que oui, malheureusement, dans ce dossier, les mots qu'ils instillent, les parallèles qu'ils font, la façon dont ils trompent le grand public sur la situation française, tout cela fait que ce sera très facile pour ceux qui ne veulent pas bouger et qui ne veulent pas réformer, d'y résister. Quand vous salissez la cause, c'est toujours plus facile de l'ignorer.

 

Donc pour vous, ces groupes de gauche manipulent en conscience à des fins purement politiciennes ?

 

Il y a des militants politiques dans cette affaire. Il y a des gens qui sont touchés par un deuil personnel, qui sont dans une émotion qui a suscité une rage qui devient très politique, qui emploie un vocabulaire très politique. J'ai aussi connu des proches après l'attentat de Charlie, dont les familles n'étaient pas toujours dans le discernement et c'est normal lorsqu'on a une telle douleur. Au passage, pour que les gens sachent, je voudrais dire que la justice est longue pour tout le monde. Par exemple, le procès des assassins de Charlie Hebdo n'est toujours pas venu devant la justice. C'est cela le rythme actuel de notre justice et c'est pour tout le monde. Mais dans ces deux cas et dans tous les cas, on ne peut pas remplacer la justice par l'émotion. Ce qui m'ennuie, c'est qu'aujourd'hui, parce qu'on ne peut pas attendre trois ans avant de se faire une opinion et avant d'intervenir dans le débat public, on a tendance à juger en fonction de nos préjugés ou de nos grilles de lecture a priori. Donc, il y a des gens qui vont voir juste la couleur du policier, la couleur de la personne qui est décédée et qui vont en déduire que c'est forcément un cas raciste, alors que peut-être pas. Parfois c'est le cas, et il ne faudrait pas non plus que ce débat occulte le fait qu'il y ait bien sûr un problème de racisme dans la police.

 

Y a-t-il une forme de déni ? Une impossibilité à envisager dans le pays des Droits de l'Homme qu'il y ait un problème de racisme ?

 

Oui, il y a du déni. Il y a évidemment une montée des insultes. Le délit de faciès a toujours existé, ce n'est pas nouveau, mais avec la fatigue des forces de l'ordre, avec le climat, avec les attentats et ce qui s'est passé ensuite, un vocabulaire s'est libéré. On a aussi des vidéos qui nous font voir des scènes extrêmement choquantes de la part de gens qui portent l'uniforme, qui représentent la République, qui représentent la nation. Cela crée d'abord un climat détestable pour leurs collègues non-blancs qui vivent avec cette sociabilité et ce vocabulaire raciste décomplexé. Et ensuite, lorsqu'il y a un cas limite, un cas sensible, quelqu'un qui résiste un peu ou un cas où les forces de l'ordre ont peu de temps pour réfléchir avant d'agir, et bien ce racisme décomplexé favorise des passages à l'acte qui sont insupportables et qui font du tort à l'ensemble du pays. Lorsque vous humiliez un citoyen en raison de ce qu'il est, que vous n'arrivez plus à faire la différence entre des signaux qui sont ceux de quelqu'un qui a un comportement pas très civique et des signaux que vous finissez par associer systématiquement à toute personne qui a la même couleur, vous sortez la personne que vous avez maltraitée de la citoyenneté. Vous le poussez à se radicaliser, vous lui donnez envie de se radicaliser. Vous facilitez le travail de propagande de gens qui vont passer derrière, soit dans sa version extrême gauche identitaire, soit dans sa version carrément intégriste. Donc, pour les policiers eux-mêmes, pour leur faciliter la tâche, il faut absolument arrêter de nier qu'il est temps d'ouvrir ce chantier, de rouvrir ce chantier.

 

Cette affaire Floyd et ce nouvel élan du comité de soutien d'Adama Traoré arrivent quelques semaines après l'affaire Camélia Jordana qui avait suscité un tollé en disant ceci sur le plateau de France 2 :  « Je parle des hommes et des femmes qui vont travailler tous les matins en banlieue, qui se font massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau. » A-t-elle dit ce soir-là quelque chose qui trouve un écho dans cette jeunesse qui dit avoir peur « des flics »? 

 

Dans le cas des propos de Camélia Jordana que je connais bien puisqu'on a tourné ensemble et qu’on s'apprécie, il y a plusieurs choses. D'abord quand elle parle de son ressenti, quand Camélia Jordana, qui est une comédienne et une chanteuse aimée dans ce pays, vous dit qu'elle a peur de la police, je pense que personne ne doit lui nier son ressenti. On doit l'entendre parce que justement, venant de quelqu'un comme Camélia Jordana, cela veut dire quelque chose de la dégradation du climat. Quand elle dit que des gens sont massacrés tous les jours pour leur couleur de peau par la police, moi, éditorialiste, je suis obligée d'être attachée à la précision des mots. « Massacrés » sous-entend que quelqu'un se fait tuer ou au moins agressé physiquement, et ce n'est pas le cas des statistiques, ce n'est pas la réalité qui remonte, même des associations dénonçant les bavures policières. Il faut remettre les choses en perspective. Nous ne sommes quand même pas déjà aux États-Unis et il faut s'en réjouir au lieu de voir tout le temps le monde plus violent qu'il n'est. Il y a mille personnes tuées par la police aux États-Unis chaque année, nous en sommes à 10 ou 20 par an en France. C'est évidemment déjà trop mais ce n'est pas comparable. Le délit de faciès est une réalité mais dire « massacrés » ne correspond pas à la réalité, c'est plus complexe que cela. Il y a aussi des comportements, des incivilités sur des policiers qui ont accumulé je ne sais combien d'heures supplémentaires mal payées depuis les attentats et qui ont eu peur de se faire tuer, parce qu'il y a aussi plus de 20 policiers par an qui se font tuer parce que policiers. Depuis les attentats, c'est pire, c'est terrible. Les gilets jaunes, la violence des protestations, tout cela épuise les forces de l'ordre et cela ne les aide pas à avoir le discernement dont nous avons tous besoin.

 

Il y a aussi un discours « anti-flics »...

 

Il y a les deux en réalité. J'ai l'impression qu'on essaie d'encourager une jeunesse à avoir peur de la police et en même temps, on a une police qui se sent tellement applaudie par le reste de la population depuis les attentats, qu'elle se déshonore parfois en toute impunité et qu'elle pense qu'elle peut aller plus loin. Il faut qu'on sorte de ce double fantasme, de cette double exagération. Oui, il y a un délit de faciès, oui, la police commet des interpellations de façon brutale, elle a des propos qui sont intolérables et cela dérape parfois. Et ce n'est pas parce qu'elle nous protège, ce n'est pas parce que le monde est de plus en plus violent et que c'est de plus en plus difficile pour eux, qu'on doit le tolérer. On doit peut-être mieux les payer comme les soignants. On doit peut-être leur permettre d'avoir plus de temps de repos, mais sûrement pas pardonner le racisme.

 

Dans votre livre « Génération offensée », vous parlez d'un antiracisme identitaire qui menacerait la liberté de création et la liberté d'expression. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

 

Cela fait longtemps qu'il y a une bataille entre deux antiracismes. Peut-être qu'elle existait déjà du temps de Martin Luther King et de Malcom X. Sauf qu'à l'époque, ils étaient face à une adversité extrêmement violente, le racisme était totalement institutionnel. Aujourd'hui, nous sommes dans un contexte où des gens se revendiquent de l'antiracisme pour assigner les gens en fonction de leur couleur de peau, de leur identité et pour tracer une sorte de ligne où il y a d'un côté ceux qui ont le droit de parler, de créer, et de l'autre ceux qui n'ont pas le droit.

 

Donc ils sont eux-aussi dans une forme de racisme finalement ?

 

Oui. Pour moi qui viens d'un antiracisme universaliste où l'on a, au contraire, on a tous travaillé pour essayer de déconstruire ces mécanismes visant à assigner les êtres à leur couleur de peau ou à leur prêter des propos ou des comportements en raison de leur couleur de peau, c'est extrêmement choquant. Mais je remarque que ça l'est de moins en moins pour la génération qui vient et que cette génération-là pense en termes de tribu, pense en termes d'identité. C'est comme la notion de « privilège blanc » qui est en train d'être mise dans le débat public. Je pense qu'on en a pour vingt ans à se tromper de combat avec un terme pareil, on ne va plus parler de discriminations raciales, on va parler de « privilège blanc ». Qu'est-ce que ça amène comme conséquence ? Albert Camus disait « mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. » Je peux vous dire que là, on est en plein dedans. Si on en est à compter qui doit s'excuser d'être né blanc, la seule conséquence de ça, c'est que vous allez conforter les gens qui ont déjà l'impression d'être lésés, comme ces classes moyennes qui sont en train de tomber et qui vont tomber encore davantage avec la crise économique qui vient, qui va commencer à se dire : « Ah bon? Moi, je suis blanc, je suis pauvre, je ne finis pas mes mois, j'ai peur de ne pas pouvoir nourrir mes gosses, et je dois m'excuser d'être privilégié ? » C'est cela qui a fait le vote Trump aux États-Unis. Et moi, toute mon inquiétude c'est que l'on n'ait pas un Donald Trump. Ici, ce sera peut-être Eric Zemmour, mais pour moi, c'est à peu près équivalent en termes de danger pour un pays. Je ne veux pas qu'on donne ce carburant pour la propagande victimaire de l'extrême droite.

 

Mais avez-vous compris pourquoi cet « antiracisme identitaire » en était arrivé là ? Pourquoi ils en étaient à revendiquer si fortement leur identité contre celle de l’autre ? Notre modèle a-t-il essayé de gommer les identités, les couleurs, les origines, les cultures ?

 

Le débat c'est de savoir si l'universalisme a été trop normatif et n'a pas pris assez en compte les discriminations, ce qui a radicalisé les revendications. Je peux vous dire que je viens du combat LGBT, que lorsque j'étais présidente du Centre gay et lesbien et qu'on se battait pour le PACS en 1998, il y avait très peu de lesbiennes sur les plateaux de télévision à l'époque, et on parlait de nous comme des animaux à l'Assemblée nationale. À l'époque, pour le coup, nous étions réellement victimes d'une discrimination d'État. Il n'y a pas aujourd'hui dans la Constitution, dans la loi française, quelque chose qui dit que les Noirs ou les personnes non blanches ont moins de droits que les autres. Il y avait du temps où j'étais militante dans ces associations, dans la loi, quelque chose qui interdisait aux homosexuels de fonder une famille, de se marier et de faire reconnaître leurs enfants. Donc, il y avait une discrimination d'État. Malgré ce contexte, malgré ces gens qui nous traitaient comme des animaux, qui estimaient que nous allions violer des enfants si nous avions cette possibilité-là, j'ai toujours pensé qu'on pouvait s'en sortir par la dignité, par la patience, par l'exemplarité, et qu'on devait tracer un chemin qui mène vers l'universel parce que c'était le seul moyen de convaincre tout le monde.

 

Et pas par un combat « anti-hétéro »...

 

Si je disais que même un SDF devrait s'excuser d'avoir un « privilège hétéro », sincèrement, je ne vois pas qui j'irais convaincre qu'il faut se battre ensemble contre l'homophobie. Je trouve ça ridicule. Je trouve ça absurde. Je trouve ça contre-performant. Je mène donc la même réflexion sur l'ensemble des luttes pour l'égalité et contre les discriminations. Je pense que chaque fois qu'on perd patience et qu'on quitte le chemin constructif d'essayer de dénoncer ensemble des discriminations, on s'enferme. Peut-être qu'on en vit mieux, peut-être que cela permet d'avoir plus de médiatisation, d'avoir son public sur Internet, cela crée des égéries, certainement. Je n'ai pas besoin de trop d'intellect puisque je l'ai ressenti physiquement, personnellement, organiquement pour savoir ce qu'est la colère d'avoir le sentiment d'être déshumanisé, exclu de la citoyenneté dans le regard de l'autre. C'est pour cela que je comprends très bien la violence du délit de faciès. J'ai vu une vidéo avec un médiateur qui a l'air d'être justement une force d'apaisement, qui a été appréhendé comme s'il était un cambrioleur et qui, une fois qu'il est traîné dans un commissariat, le commissaire lui dit « toi, je te reconnais, tu fais toujours les mêmes bêtises » alors que son casier est vierge, mais simplement parce qu'il ne sait pas dissocier un noir d'un autre noir. Et bien, cet homme sort de ce commissariat, il n'y arrive plus, il n'a plus la force d'être médiateur, probablement qu'il a un peu la rage et que cette rage peut mener à la haine. Je n'ai aucun mal à comprendre ce trajet et pourtant, je pense que dans l'Histoire, les minorités n'ont jamais gagné en s'enfermant dans cette haine parce qu'au contraire, la majorité conservatrice qui ne veut rien changer, se régale de voir leur posture victimaire. Il ne faut pas se tromper, c'est malheureusement l'extrême droite qui gagnera.

 

Comment trouver un équilibre entre le multiculturalisme à l'américaine avec des communautés identifiées et reconnues qui cohabitent, et la réticence française à parler de communautés par peur du communautarisme, quitte, parfois, à les gommer ? Quel est le bon modèle ?

 

C'est justement tout le débat entre une approche universaliste et une approche identitaire. Cela veut dire que l'universalisme ne doit pas être confondu avec le normatif. Il ne s'agit pas de nier, il ne s'agit pas de penser que tout va bien dans le meilleur des mondes et d'imposer une norme qui soit une norme traditionnelle, non revisitée. L'universalisme, au contraire, c'est de pointer du doigt, de nommer, de nommer notamment le racisme. On a inventé plein de mots, on parle de diversité, maintenant on parle de privilège blanc, mais tout cela, ce sont des mots pour éviter de poser le mot racisme. Quand on parle de racisme et de discrimination, c'est précis. Ensuite, il faut trouver des solutions, mais des solutions qui ne soient pas simplement de s'excuser, de pleurer, de crier à la haine ou de demander à prendre les armes. Les solutions, c'est par exemple de dire : écoutez, on voit bien que le plaquage ventral est une pratique dangereuse. Mobilisons-nous pour demander son interdiction. Mobilisons-nous, noirs, blancs, de toutes les couleurs, parce que cela nous concerne tous, ce n'est pas que l'affaire des noirs. C'est l'affaire de tous.

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