« J’ai pété un câble ». Quand un parlementaire de la majorité a vu certains des propos tenus dans son camp depuis dimanche soir, son sang n’a fait qu’un tour. Discuter avec le Rassemblement national. Alors qu’Emmanuel Macron a bâti son premier quinquennat autour de la lutte contre l’extrême droite, qu’il s’est érigé en rempart pour le second tour de la présidentielle, certains macronistes sont aujourd’hui prêts à discuter avec les 89 députés RN élus dimanche.
Toutes les voix bonnes à prendre ?
Ce qui aurait pu sembler impensable il y a une semaine devient aujourd’hui une réalité. C’est la conséquence du scrutin. Emmanuel Macron n’a qu’une majorité relative qui l’oblige à trouver des voix et des majorités de circonstance, texte après texte. Et à écouter certains, toutes les voix sont bonnes à prendre, d’où qu’elles viennent.
Ce n’est autre que le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, qui a ouvert le bal dès dimanche soir. S’adressant sur BFMTV à l’eurodéputé RN, Thierry Mariani, il lance : « Les Français veulent qu’on puisse avancer avec beaucoup de bon sens. (… ) C’est en réalité à l’Assemblée nationale que nous verrons et que nos compatriotes verront, comment, nous essayerons d’avancer ensemble ». Les mots sont lâchés. Des propos d’autant plus étonnants que l’ancien avocat a fait de la lutte contre l’extrême droite l’une des raisons de son engagement. « On vous verra au pied du mur. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon », ajoute Eric Dupond-Moretti, qui espère que les Français pourront juger sur pièces les députés RN. Reste qu’il les invite dans l’immédiat à un drôle de tango.
L’entourage du garde des Sceaux tient cependant à faire savoir qu’on aurait mal compris le ministre. « Il n’a jamais dit cela. Il a toujours combattu le Front national. Contrairement aux caricatures qui ont pu être faites, le garde des Sceaux a appelé les oppositions à prendre leur responsabilité pour faire avancer le pays dans l’intérêt des Français. Il a critiqué les oppositions de blocage qui ne sont pas constructives. On verra, texte par texte, ce que font les oppositions », explique l’entourage d’Eric Dupond-Moretti.
« On va aller chercher ces voix-là » lance la députée Céline Calvez
Le ministre n’est pas le seul à tenir des propos ambigus, pour ne pas dire à franchir ce qui constitue une ligne rouge pour les marcheurs. Invitée de « C ce soir », sur France 5, la députée Renaissance (LREM) des Hauts-de-Seine, Céline Calvez, assume de constituer une majorité, au cas par cas, avec l’extrême droite, s’il le faut.
« Comme le disait Olivia Grégoire (porte-parole du gouvernement, ndlr), quand on a besoin d’avoir une majorité, et si c’est bon pour les Français, en fait, on va aller chercher ces voix-là », soutient la députée au sujet du RN. Cette fois, la polémique commence à gonfler. La gauche lui tombe dessus, à l’image des numéros 1 du PS et du PCF, Olivier Faure et Fabien Roussel.
« On doit pouvoir discuter avec tout le monde » pense Barbara Pompili
Face aux réactions outrées, Céline Calvez se sent obligée de faire une mise au point, ce mardi : « Que les choses soient claires : jamais aucune compromission envers le RN, avec lequel je ne partage aucune valeur. Les oppositions devront aussi prendre leurs responsabilités, loin des blocages, des jeux de posture, et ce pour l’avenir de la France », soutient la députée des Hauts-de-Seine.
Reste que la députée n’est pas la seule à défendre l’idée d’une discussion avec le RN. L’ex-ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, y est prête aussi. « Je doute qu’on arrive à trouver des compromis avec le RN. Je continuerai toujours à combattre leurs idées. Maintenant, sur un certain nombre de sujets, peut-être. On ne peut pas se permettre de se refermer. On doit pouvoir discuter avec tout le monde », a assuré hier sur publicsenat.fr l’ancienne ministre, qui « réfléchit » à être candidate au perchoir.
« Pourquoi on discuterait moins avec le RN qu’avec LFI ? » demande Sylvain Maillard
L’idée semble en réalité faire son chemin au sein de la majorité. Interrogé, le député de Paris, Sylvain Maillard, n’écarte pas non plus cette possibilité. « Les Français ont demandé à ce qu’on soit plus ouverts pour aller chercher des majorités à chaque fois sur chaque projet de loi, que ce soit le RN, ou avec tous », lâche le député réélu dimanche, qui interroge : « Pourquoi on discuterait moins avec le RN qu’avec LFI ? » Une question qui fait sens avec la ligne tenue par Emmanuel Macron pour les législatives, en renvoyant dos à dos « les extrêmes ».
« Il faut évidemment une concertation bien différente de ce qu’on faisait avant. Il faut le faire avec l’ensemble des forces politiques, qui nous plaisent ou ne nous plaisent pas », ajoute Sylvain Maillard. « On ne fait pas de politique de salon. Les Français nous ont donné une majorité relative. Nous sommes le bloc central, tout se construira autour de nous, mais il faudra chercher les majorités à chaque projet de loi », soutient Sylvain Maillard, qui ajoute :
On va discuter avec LFI, le RN, les LR, les groupes écologistes et socialistes sur les textes pour trouver des majorités.
Au risque de normaliser un peu plus le RN, que le Président entend pourtant combattre ? « Ce sont les Français qui ont choisi. C’est le premier groupe d’opposition », rétorque l’élu de Paris, selon qui il n’y a guère le choix. « C’est ça, ou on dissout. Il faut trouver une concorde sur les textes. Parfois, le RN peut avoir des positions qui l’amènent à voter des textes. C’est LFI qui a toujours voté contre nous », ajoute Sylvain Maillard. Autrement dit, il peut même être plus facile de discuter avec le RN qu’avec LFI. « Après il y a des lignes rouges », rappelle le député. A défaut d’entente, « il n’y a pas accord et c’est tout ».
Suite à la publication de notre article, qui a fait réagir, Sylvain Maillard a souhaité préciser ses propos. « Je me suis mal exprimé », explique le député de Paris. « ll n’y aura aucun accord politique avec LFI ou le RN. Je crois que mon engagement contre la haine, et en particulier contre l’antisémitisme, n’est plus à prouver », soutient le député Renaissance. « On a des discussions de député à député, sur des points techniques. Evidemment, on n‘aura pas de discussion politique, ni avec le RN, ni avec LFI », insiste Sylvain Maillard, « il n’y aura jamais de discussion avec Marine Le Pen ou Mathilde Panot sur des accords politiques, ça n’existera jamais », dit-il, avant d’ajouter : « Mais c’est vrai qu’on essaiera de convaincre tous les députés des textes qu’on veut porter ».
« Il est hors de question d’avoir une compromission avec le RN » selon le sénateur Xavier Iacovelli
C’est tout ? L’idée passe très mal chez certains membres de la majorité, comme le sénateur Xavier Iacovelli. « Je vais être très clair. Que les 89 députés souhaitent voter des textes qui viennent du gouvernement ou de la majorité pourquoi pas, ils font ce qu’ils veulent. Mais pour moi, il est hors de question d’avoir une compromission avec le RN. J’ai construit mon engagement politique le 21 avril 2002 et je ne vais pas, 20 ans après, faire une compromission en négociant avec le RN. Il représente quelque chose dans le pays. Moi je connais ses idées et je ne souhaite pas, sur quoi que ce soit, négocier avec eux », prévient le sénateur LREM des Hauts-de-Seine. Cet ancien du PS, aujourd’hui délégué général de Territoires de Progrès, à l’aile gauche de la macronie, ajoute :
Qu’on aille négocier avec le RN, pour moi, c’est la ligne rouge.
Xavier Iacovelli rappelle que la lutte contre le RN « est dans notre ADN. On ne peut pas revenir sur ce qu’on est. La majorité présidentielle s’est construite face au RN. Moi qui viens de la gauche, ça a toujours été nos adversaires ». Le sénateur « estime qu’ils ne sont pas dans le champ républicain. On ne peut pas avoir dit pendant la campagne qu’ils étaient les adversaires de la République, que le RN n’est pas compatible avec notre vision de la France et de l’International, et être aujourd’hui obligé d’aller négocier avec eux ». « Parler avec Marine Le Pen comme cheffe de partie (comme le fait aujourd’hui Emmanuel Macron, ndlr), pas de souci. Mais de là à négocier des textes avec eux, moi je ne me vois pas assumer ça », prévient Xavier Iacovelli.
Olivier Véran « n’appelle pas des députés LFI ou RN »
Alors quelle est la ligne ? « On va chercher des partenaires pour constituer un socle de majorité » et « le téléphone chauffe depuis hier soir », a raconté hier, également sur France 5, Olivier Véran, aujourd’hui ministre des Relations avec le Parlement. Mais sur le point sensible du RN, il s’oppose à toute compromission : « Quand j’appelle un parlementaire qui n’a pas été élu sous notre étiquette, je n’appelle pas des députés LFI ou RN, car eux sont pour le blocage du pays et s’en satisfont pour créer la révolution ou le désordre ».
« On ne va pas rentrer en discussion, ni en négociation avec eux, c’est certain », confie un marcheur qui connaît l’écosystème macroniste. S’il ne s’agit pas « d’aller chercher les votes RN », la majorité ne les empêchera pas non plus – elle ne le pourrait pas de toute façon – de voter certains textes, s’ils le veulent.
« Que les choses soient claires, on ne discute pas avec le RN » prévient François Patriat
Même ligne pour le patron des sénateurs macronistes, François Patriat. « Que les choses soient claires, on ne discute pas avec le RN. Si le RN vote les textes du gouvernement, bien entendu c’est leur problème et leur liberté. Mais je ne vois pas aujourd’hui quelqu’un de la majorité présidentielle discuter avec le RN pour passer des compromis, quels qu’ils soient », prévient le président du groupe RDPI (LREM), qui insiste :
Pas question de faire des négociations ou compromis avec le RN. C’est une question de ligne politique.
En revanche, « on peut discuter avec les LR, le PS ou les écologistes », ajoute François Patriat, qui place les propos d’Eric Dupond-Moretti ou d’autres sur le compte « d’une mauvaise expression. Ce n’est en aucun cas une orientation ».
« Une part de tactique »
« J’avoue que tout ça est un peu troublant », reconnaît de son côté le sénateur LREM André Gattolin, « mais ce qui est troublant, ce sont les déclarations de Marine Le Pen au lendemain des législatives, voulant se poser en opposition, mais une opposition raisonnable et institutionnelle ». Le sénateur des Hauts-de-Seine voit en réalité dans les déclarations du garde des Sceaux ou de Céline Calvez « une part de tactique ».
« Je pense que c’est un appel du pied. Ça fait partie d’un jeu qui est de dire, on aura proposé à tout le monde de discuter, de voir si on a des positions convergentes », pense André Gattolin. S’ils rejettent, les députés RN pourraient ainsi être renvoyés à leur opposition, sur tel ou tel sujet. Le sénateur n’exclut pas non plus que « la majorité présidentielle redoute une motion de censure. Si la Nupes et le RN s’associent, cela fait peur. Et là, c’est le gouvernement qui tombe ». Il faudrait cela dit que les LR votent aussi la motion.
« On a tout fait, sauf réduire le RN »
Aujourd’hui, André Gattolin le reconnaît : « On a tout fait, sauf réduire le RN. Là, on ne s’est pas rendu compte. On est obnubilés par la Nupes ». Avec « une forme de normalisation, ils ont toute leur chance pour la prochaine fois », alerte cet ancien d’EELV. André Gattolin « comprend » néanmoins « l’approche » de certains de ses amis politiques. « J’ai toujours discuté avec tout le monde. Mais je ne vois pas quel type d’accord durable il peut y avoir le RN », soutient le sénateur des Hauts-de-Seine.
Une forme d’« en même temps » avec le RN serait pour le moins périlleux, pour ne pas dire politiquement suicidaire, pour la majorité. Reste à voir jusqu’où Emmanuel Macron est prêt à aller dans sa volonté d’ouverture et d’écoute, qu’il met en scène en recevant les présidents de partis. « Pour l’instant, la situation est un peu floue », admet un conseiller… La majorité et le chef de l’Etat paraissent comme encore sous le choc des résultats des législatives. Résultat, ça flotte. Au capitaine de fixer la ligne et de la clarifier.