EXTRAITS – Ancien chef du gouvernement et ancien locataire de Beauvau, c’est d’abord comme ministre des Affaires européennes que Bernard Cazeneuve a connu Robert Badinter. A l’époque, l’ancien Garde des sceaux souhaite mettre en place un parquet européen pour lutter efficacement à l’échelle continentale contre le banditisme et les trafics. De cette rencontre est née une relation faite de respect réciproque et de communauté de pensée entre les deux hommes. Pour Public Sénat, Bernard Cazeneuve a accepté de revenir sur un parcours hors du commun.
Rebecca Fitoussi : Est-ce que c’est un homme qui a beaucoup apporté à la gauche française ?
Bernard Cazeneuve : Il a beaucoup apporté à la gauche française par son combat auquel il s’est identifié, auquel la gauche française s’est identifiée […]. Le combat qu’il avait mené pour l’abolition de la peine de mort était un combat qui l’avait exposé à la haine de ceux qui, devant le palais de justice au moment du procès de Bontems, dans l’aube, criait « A mort ! » et criait « A mort ! » aussi peut-être à l’avocat qui essayait de sauver son client de la peine capitale. Il racontait qu’il avait été souvent obligé d’être exfiltré par les forces de police en raison de cette haine que certaines forces politiques ou certains citoyens exprimaient contre lui en raison de ce qu’il défendait.
C’était un homme qui avait des convictions très solides, ses convictions s’enracinaient dans une histoire, celle des Lumières, celle de l’universalisme français et pour ses convictions il s’est battu avec un courage qui lui a permis de convaincre […]. Aidé en cela par un autre homme qui a été extrêmement courageux, et auquel il ne faut pas oublier de rendre hommage, qu’est François Mitterrand […]. C’était une époque où les grands leaders de gauche n’hésitaient pas aller à l’encontre de l’opinion dominante des Français pour marquer leur identité, pour convaincre […].
R.F : Et il est allé jusqu’à convaincre les sénateurs ici, la droite sénatoriale, ce qui n’était pas une mince affaire…
B.C : Il y avait à droite des abolitionnistes également. L’abolition de la peine de mort rassemblait toute la gauche mais un certain nombre de personnalités de droite étaient depuis très longtemps abolitionnistes et ont rejoint Robert Badinter dans le combat qu’il a mené. Et bien entendu l’ont soutenu au moment où il a fait voter la loi d’abolition.
R.F : Un homme de gauche, profondément de gauche, mais d’une certaine gauche. « J’ai toujours été un républicain de gauche, un social-démocrate proche de Mendès-France, sa gauche c’était la mienne » disait-il.
B.C : Alors ça c’était le grand sujet de nos conversations, notamment lorsque en 2022 j’ai fait le choix de quitter le parti socialiste en raison de l’alliance qui avait été contractée avec Mélenchon et qui heurtait tout ce à quoi je croyais, précisément parce que je m’inscrivais dans cette tradition-là. Je pouvais comprendre les contingences tactiques et électorales, mais lorsque l’essentiel est en jeu, lorsqu’il s’agit des valeurs, on ne peut pas transiger […]. Il y avait chez Robert Badinter cette conviction que l’on ne transige pas avec l’essentiel. Il avait été, avant d’être proche de François Mitterrand, très proche de Pierre Mendès France à un moment où Pierre Mendès France […] prenait des positions extrêmement fortes, qui le conduisaient d’ailleurs parfois comme De Gaulle à être excommunié par un système où chacun se tenait la main pour entretenir une grande médiocrité […].
Robert Badinter me racontait très souvent une promenade qu’il avait faite avec Pierre Mendès France dans le jardin du Ranelagh où Mendès France et lui avait été obligés de rentrer en raison de la violence des insultes antisémites dont Mendès France avait fait l’objet au moment de cette promenade. C’étaient des choses qui l’avaient beaucoup marqué […].
R.F : Et avec la gauche radicale d’aujourd’hui il était sans concession, je le cite encore : « ce qui me trouble c’est cette alliance entre l’islamisme politique et une partie de la gauche, une gauche à la recherche d’un prolétariat de substitution puisque la majorité des ouvriers votent désormais en faveur du Rassemblement National et de Madame Le Pen ». Pour lui, Jean-Luc Mélenchon que vous avez évoqué et qui l’avait connu sur les bancs du Sénat, faisait de la petite politique.
B.C : Le discours de Jean-Luc Mélenchon a beaucoup évolué sur ces questions […]. [Il] avait été à une époque de sa carrière politique un laïque ardent, ayant des positions que je partageais en tous points sur la question de la laïcité, des signes religieux à l’école. Et c’est par cynisme qu’il a changé de position, entretenant un communautarisme destiné […] à son parti et à sa personne puisque c’est ça qui semble compter avant tout pour lui, à un électorat considéré comme une clientèle. Ce qui est d’ailleurs une manière de ne pas respecter les musulmans en France, parce que si on les respecte, on a qu’une aspiration, c’est de les intégrer à la nation et de les croire capable de partager les valeurs universelles […].
R.F : Est-ce que sur les dernières années de sa vie, Robert Badinter a exprimé ses craintes sur l’avenir du pays ? Est- ce qu’il vous a confié ses craintes et quelles étaient-elles s’il en avait ?
B.C : Nous partagions des craintes, nous sentions que le système institutionnel s’affaissait. Nous sentions que le sens de la nation entendu au sens des valeurs s’abimait. Nous sentions que l’universalisme qui nous a conduit à considérer par-delà leur appartenance philosophique, religieuse, politique, leur préférence sexuelle, des individus comme étant semblables les uns aux autres disparaissait, précisément pour laisser place à un communautarisme où chacun se positionne en fonction de son identité dans une hostilité par rapport à l’autre, là où l’universalisme avait été un grand instrument de l’altérité. Nous le ressentions au plus profond de nous-même […].
Ce qui était très agréable pour moi quand j’allais à son contact, c’était de repartir lorsque les temps le poussaient au pessimisme, avec au cœur l’idée que finalement une lumière était possible. C’était un pessimiste, ce n’était pas du tout un optimisme béat, c’était quelqu’un qui portait un regard extrêmement lucide sur la nature humaine.
R.F : Et pourtant vous repartiez de ces entretiens avec de la lumière ?
B.C : Oui parce que le regard lucide qu’il portait sur les choses était l’instrument d’une force qui le galvanisait en lui et c’était d’ailleurs ce qui l’avait conduit à gagner la bataille pour l’abolition. Il était très lucide sur ce qu’était l’instinct des fous, sur ce qu’étaient les forces conservatrices à l’œuvre, mais cette lucidité était ce à quoi il s’adossait pour trouver en lui la force de mener le combat […].
Il avait par exemple fait une conférence qui m’avait beaucoup marqué en 2015 à Sciences po Paris où il était à la rencontre des étudiants qui étaient venus vraiment pour voir une icône […]. Il racontait avec beaucoup d’émotion qu’il allait régulièrement avec Elisabeth -son épouse NDLR- porter une corbeille de roses au Panthéon sur la tombe de Victor Hugo et qu’il avait conscience de ce qu’avait dit Hugo qui eut cette très belle phrase : « on ne doit rien faire qui empêche un homme de devenir meilleur ». Et il allait puiser dans cette idée qu’on ne doit pas réduire les individus à leur faute. Et un étudiant [lui a dit] : « pourquoi vous n’avez pas substitué la peine de mort à la prison à perpétuité ? ». Il a répondu : « on ne remplace pas un supplice épouvantable par un supplice épouvantable. Enfermer un individu dans une cellule de 10m2 pour le reste de sa vie, c’est priver un être humain à tout jamais de l’espérance de pouvoir devenir meilleur ».
R.F : Il y a un combat qu’on ne lui connait moins c’est le parquet européen, ardent défenseur du parquet européen.
B.C : Oui, c’est d’ailleurs comme ça que nous nous sommes connus. Lorsque j’étais nommé au ministère des affaires européennes, j’ai reçu deux appels qui m’ont marqué et qui m’ont conduit d’ailleurs à entretenir ensuite des relations avec ces deux personnages jusqu’à la fin de leur vie. Le premier c’était un appel de Michel Rocard […]. Et puis Robert Badinter est venu me parler du parquet européen […], de me dire que nous avions besoin d’un instrument pour lutter contre les organisations criminelles internationales, contre tout ce qui pouvait aller à l’encontre des principes qui avait fondé l’Union européenne, que cet instrument était nécessaire. Et il s’est engagé dans ce combat. Moi j’ai pris une part beaucoup plus modeste que lui comme ministre des Affaires européennes, mais il m’a beaucoup inspiré et nous avons beaucoup parlé de ce sujet à ce moment-là. C’est à partir de ces discussions que nous nous sommes vus pendant les douze années suivantes
R.F : Et que vous êtes devenus non pas ami, mais enfin vous avez eu une relation privilégiée avec lui.
B.C : En tous les cas j’ai eu une relation qui m’a beaucoup marqué et qui était faite de beaucoup de complicité, de nombreux échanges et d’une grande affection.
R : Quel est votre regard sur cette panthéonisation de Robert Badinter ?
B.C : Je pense que le panthéon est la maison de ceux qui ont réussi à faire la démonstration, tout au long de leur vie que la France était plus grande qu’eux. Et Robert Badinter par ce qu’il a porté, notamment penser l’universel non pas par narcissisme, mais par ardeur, par conviction, par engagement. Il a porté la démonstration que la France dans les valeurs qu’elle portait par-delà les siècles, méritait qu’on consacre à ces valeurs tout sa vie parce qu’elle était infiniment plus grande par le message qu’elle portait, que ce que nous pouvions être individuellement […]. Je pense que sa panthéonisation est la matérialisation de cette humilité face à quelque chose qui nous dépasse et face auquel on s’engage de toutes ses forces pour rendre possible ce qui paraissait inaccessible à l’entendement. C’est ça Robert Badinter.
R.F : Et vous, qu’est-ce que vous retiendrez de cet homme ?
B.C : La phrase de Victor Hugo : « on ne doit jamais rien faire qui empêche un homme de devenir meilleur ». On est dans une période où on juge les individus avant même que la justice ne se soit exprimée, où on les annule après que la faute a été commise, où on réduit les individus à leur faute, on ne leur laisse aucune autre chance […]. Alors que Robert Badinter m’expliquait combien sa préoccupation de Garde des sceaux mais aussi d’avocat avait consisté à réfléchir, dans l’architecture de la politique pénale, à ce qui pouvait permettre par la peine d’améliorer l’individu, de faire en sorte que la peine ne soit pas une manière de l’annuler, de le rayer, de l’exclure et au contraire de lui donner une possibilité d’être meilleur. C’est ça la justice quand on est de Gauche, […] la volonté de ne pas imposer à ses adversaires ce qu’on n’aimerait pas voir imposer à ses amis, […] la volonté de faire en sorte que par le respect du droit, les individus soient protégés de l’arbitraire […].
R.F : Il manque à la France ?
B.C : Mais bien sûr qu’il manque à la France comme manque à la France tout ceux dont la pensée, la parole, l’engagement ont eu une vertu qui a permis au pays d’entrer dans des progrès qu’il n’aurait pas imaginé possible. Et surtout qui ont une vertu sur des tas d’êtres qui par la fréquentation d’une pensée, d’un individu, d’un comportement, d’une manière d’être ont changé leur propre regard sur le monde et sont devenus un peu meilleur.
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