Le meurtre de George Floyd par la police aux États-Unis a déclenché un vent de révolte à travers le monde contre les violences policières et le racisme. Une des illustrations de ces contestations est le déboulonnage ou la dégradation de statues de figures liées à l’esclavage ou à la colonisation. La statue de Christophe Colomb a été décapitée à Boston. A Bristol, au Royaume-Uni, la statue d’Edward Colston, un marchand d'esclaves, a été déboulonnée par des manifestants. En Belgique, c’est la statue du roi Léopold II, resté dans les mémoires pour avoir colonisé le Congo (aujourd’hui RDC), qui a été recouverte de peinture. En Martinique, cette fois, ce sont les statues de l’abolitionniste Victor Schoelcher qui ont été détruites.
Le débat sur la présence de statues de figures de la colonisation ou de l’esclavage dans l’espace public n’est pas nouveau. En 1991, en Martinique déjà, la statue de Joséphine de Beauharnais est décapitée. Le Parisien nous rappelle aussi que le déboulonnage de figures controversées a été monnaie courante à Paris où 4 statues ont été renversées en moins d’un siècle sur la place Vendôme.
Mais le déboulonnage des statues de Victor Schoelcher fait débat aujourd’hui car ce dernier a impulsé l’abolition de l’esclavage décrétée en 1848. Le déboulonnage des statues de Victor Schoelcher a eu lieu le 22 mai, jour symbolique puisque c’est aussi la date commémorative de l’abolition de l’esclavage en Martinique.
« Il faut défaire le schoelchérisme mais respecter Schoelcher »
Patrick Chamoiseau, célèbre écrivain martiniquais, s’est ému de la destruction de ces statues : « L’ennemi ce n’est pas Victor Schoelcher, mais le schoelchérisme. Face à l'esclavage dans nos pays, Schoelcher a sauvé l’honneur de la France (contre la France elle-même) par l’intransigeance de ses luttes. Le schoelchérisme, visera à occulter la résistance incessante des esclaves et à magnifier une France abolitionniste généreuse. Il faut défaire le schoelchérisme mais respecter Schoelcher. »
« Schoelcher n’est pas notre sauveur », écrivent, de leur côté, les militantes et militants qui revendiquent cette action dans un communiqué réclamant qu’à sa place soit célébré l’esclave Romain. L’arrestation de ce dernier avait déclenché une vague de révoltes précipitant la signature du décret de promulgation de l’abolition de l’esclavage.
La sénatrice socialiste de la Martinique, Catherine Conconne, affiche un désaccord ferme vis-à-vis de ces actions mais rappelle : « On a une histoire très douloureuse qui est bourrée de souffrances, d’injustices, c’est ça l’histoire de la Martinique. On était dans un régime extrêmement dur où une minorité blanche avait droit de vie et de mort sur une majorité noire. Il y a énormément de souffrances qui jusqu’à présent ont laissé des traces apparentes. »
Catherine Conconne souligne que jusque dans les années 60-70, le discours dominant - qualifié de schoelchérisme - tendait à invisibiliser les nombreuses rébellions d’esclaves qui ont pourtant conduit à l’abolition. « Ce n’est que dans les années 60 que l’historien Armand Nicolas produit un livre dans lequel il parle de cette révolte d’esclaves du 22 mai 1848. Et en 1971, Aimé Césaire dénomme une place du 22 mai 1848 et fait ériger une statue qui rend hommage au combat des esclaves », relate la sénatrice (voir le discours d’Aimé Césaire le jour de l’inauguration ici). « Il ne faut pas non plus qu’on passe dans un excès contraire à celui qui consistait à faire croire que l’on devait tout à Schoelcher », juge Catherine Conconne, « ce qui me gêne aussi, c’est cette façon d’imposer un point de vue sans débat. Je ne serai jamais d’accord avec ça ».
De son côté, le président du groupe Les Républicains au Sénat, Bruno Retailleau a vivement réagi à ce débat sur l’antenne d’Europe 1, ce jeudi. « La ligue de défense noire africaine a applaudi en Martinique lorsque la statue de Victor Schoelcher qui avait été abolitionniste (a été détruite). Il était contre l’esclavagisme ! Donc on voit bien que ces gens ne luttent pas contre le racisme mais veulent renverser l’ordre de priorité et nous imposer une guerre des races. Ils voudraient que la France, comme aux États-Unis, se communautarise », a déclaré Bruno Retailleau.
« La France est très sensible à ce genre de symbole »
Les autres figures déboulonnées sont bien moins sujettes à débat comme celle du roi Léopold II, les tortures sous son règne étant largement documentées à l’époque du Congo Belge. Idem, pour le marchand d’esclaves britannique Edward Colston ou aux États-Unis. Des politiques telles que la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, ont appelé au retrait des statues de confédérés du Capitole, à Washington. Le maire de Londres, Sadiq Khan, a fait déboulonner une statue de Robert Milligan, un planteur esclavagiste du XVIIIe siècle, la transférant au Museum of London Docklands. Une réflexion sur le nom des rues sera aussi engagée à Londres.
« Effacer les traces ne traite pas le traumatisme », estime, pour sa part, le président de la République, dans des propos rapportés par le journal Le Monde.
Universitaire spécialiste de l’histoire du peuple juif et de l’histoire des minorités, Esther Benbassa (CRCE) estime que la France n’en est pas au même point sur ces sujets. « Aux Etats-Unis le travail est beaucoup plus avancé, il y a des chaires pour les études afro-américaines, c’est la même chose pour les femmes, il y a les gender studies. L’Angleterre aussi a fait un vrai travail. Chez nous, ce serait cliver la société d’une manière inutile car on pourrait recourir à d’autres moyens. Déboulonner, ça ne ferait pas avancer la cause de ceux qui demandent légitimement que ces symboles n'apparaissent plus à tous les coins de rue. Il faut être plus nuancé sur ces questions. La France est très sensible à ce genre de symbole et ça ne ferait pas avancer les choses », avance la sénatrice.
En France, le débat avait également été amené en 2017 par le Conseil représentatif des associations noires (Cran), suite aux violences des suprémacistes blancs à Charlottesville. « Vos héros sont nos bourreaux », déclarait Louis-Georges Tin. L’association réclamait alors que s’ouvre « une réflexion nationale sur la nécessité de remplacer ces noms et ces statues de la honte et par des figures de personnalités noires, blanches ou autres, ayant lutté contre l’esclavage et contre le racisme ».
La Fondation pour la mémoire de l’esclavage propose aujourd’hui d’accompagner d’un panneau les statues ou nom de rue afin de restituer leur contexte historique. Une initiative qui a désormais cours à Bordeaux où des panneaux explicatifs accrochés dans les rues qui portent les noms de négriers. Comme Nantes, la capitale girondine a prospéré entre les XVIIe et XVIIIe siècle sur la traite des esclaves. La mairie de Bordeaux revendique ce qu’elle appelle une « pédagogie mémorielle » plutôt que de changer le nom des rues.