Que pensez-vous de cette tribune des maires, qui veulent eux-mêmes appliquer la feuille de route issue de la Convention citoyenne pour le climat ?
Je pense que cette démarche témoigne du fait que les propositions des citoyens ont été prises au sérieux. La convention, finalement, s’est imposée comme un nouvel acteur politique dans le débat public, et c’est une bonne chose. Et toutes les propositions des citoyens ne concernaient pas le niveau national, il y avait des propositions qui pouvaient intéresser les acteurs locaux.
Qu’attendez-vous de la proposition de loi qui sera écrite à partir des propositions de la Convention citoyenne pour le climat ?
Nous attendons encore le gouvernement au tournant. Il y a des signes relativement positifs, et l’idée même que cette proposition de loi voie le jour est déjà très encourageante. Mon inquiétude, c’est le délai. Elle est prévue, semble-t-il, pour fin 2021, mais est-ce que le jeu des rapports de force, des équilibres, de la procédure parlementaire ne va pas conduire à dénaturer finalement le processus ? Je voudrais rappeler qu'il était cohérent. Ces 149 propositions, qui ont été votées par les citoyens et dont 146 qui ont été actées par le président de la République, dessinent vraiment un scénario de transition climatique, de transition écologique cohérent. Si on les détricote, si on les fragmente, je pense qu'on perd quelque chose de très important d'un point de vue politique.
C’est ce qu'ont dit les citoyens qui représentent cette convention : « On ne veut pas que nos propositions soient dévoyées, dénaturées ». Cependant, on ne peut pas nier le savoir-faire des parlementaires qui savent aussi adapter des propositions à notre droit…
Oui, mais on avait demandé aux citoyens de traduire leurs propositions en langage juridique et en propositions de type législatif. Et 56 de ces propositions ont été formulées. D'un point de vue juridique, elles sont prêtes à l'emploi si on veut les utiliser. Mais ce sont effectivement, les parlementaires auront le dernier mot, ou le peuple français s'il est consulté par référendum. On n'assiste pas à une subversion complète de la démocratie représentative. Là, on a une initiative qui vient des citoyens. On a des propositions qui viennent des citoyens. Pour la première fois dans notre démocratie, ce sont des citoyens ordinaires qui ont mis sur l'agenda politique un certain nombre de propositions. Ça, c'est quelque chose d'une nouveauté qui me semble complètement radicale. Mais le dernier mot reviendra aux élus et ils prendront la responsabilité de suivre, de modifier ou de refuser ce que les citoyens ont préconisé.
Pour vous, la démocratie participative telle qu'on la voit avec cette convention et démocratie représentative avec les élus du Parlement ne sont pas incompatibles ?
Il faut mesurer que la démocratie représentative est à l'agonie. Elle n'arrive plus à produire des décisions légitimes. Les élus font l'objet d'une telle défiance de la part des citoyens... Le taux d'abstention aux élections a atteint des niveaux tels qu'on ne peut plus faire reposer nos démocraties exclusivement sur les élections. Il faut complexifier le processus de production de la décision pour le rendre légitime et la seule manière de le faire, de mon point de vue, c'est d'y associer les citoyens, c'est de les faire intervenir dans ce processus. Les élus ne peuvent plus revendiquer le monopole de la production de la décision. Il faut qu'ils consultent. Il faut qu'ils se concertent. Il faut qu'ils s'appuient sur les expériences, les savoirs dont disposent les citoyens. Il faut inventer maintenant une démocratie du 21ème siècle qui élargisse la délibération.
Certains élus, assez réticents, voient d’ailleurs dans cette convention citoyenne les racines d’une concurrence qui pourrait se développer. Qu’en pensez-vous ?
Oui, objectivement, il y a une concurrence de légitimité, mais elle n'est problématique que lorsqu'on a une vision très simplificatrice de la légitimité qui ne serait finalement reconstruite que par l'élection. Or, ça ne fonctionne plus véritablement comme ça. Les élus sont légitimes à prendre la décision, mais ils doivent admettre que d'autres formes de légitimité peuvent venir enrichir le processus de décision collective. En fait, la démocratie participative ou délibérative, c'est à dire l'association des citoyens concernés par la décision dans le processus de décision, c'est une roue de secours pour la démocratie représentative, qui risque de disparaître, mise à mal par le processus de déconsolidation des démocraties représentatives et la montée en puissance des mouvements autoritaires. Si elle ne se réforme pas elle va disparaître.
Le tirage au sort est-il la bonne manière de rendre des citoyens légitimes pour s’exprimer et potentiellement donner lieu à un projet de loi ?
Le tirage au sort pour désigner des citoyens qui prendraient les décisions qui feraient les lois de A jusqu'à Z, j'ai le sentiment que c'est une solution qui n'apparaît réaliste à personne. Pour l'instant, l'élection continue à être le moins mauvais des systèmes pour prendre la décision en dernière instance. Mais le tirage au sort trouve son intérêt, pour produire des assemblées citoyennes suffisamment diverses, suffisamment représentatives de la population, pour inclure dans la discussion des intérêts, des expériences et des manières de penser qui ne sont pas suffisamment représentées au Parlement. Aujourd’hui, un des problèmes de nos assemblées élues, c'est qu'elles ne sont pas assez représentatives socialement de la population. Et quelqu'un peut être légitime parce qu'il apparaît beaucoup moins partial, moins dans des intérêts particuliers. Ces 150 citoyens se sont placés du côté de l'intérêt général. Ils n'avaient de comptes à rendre à personne, pas de souci de réélection. Ils ont eu la possibilité de prendre des mesures audacieuses que des élus n'auraient peut-être pas prises.
Est-ce que l'élection n'a pas aussi perdu en légitimité et en poids du fait des taux d'abstention ?
Je crois que les citoyens ne se sont pas dépolitisés. Ils continuent à être informés. Ils continuent à s'engager quand ils se sentent véritablement concernés. Et quand on regarde les enquêtes d'opinion, l'intérêt pour la politique ne faiblit pas autant qu'on pourrait le croire. Ce qui faiblit, c'est l'intérêt pour la politique institutionnalisée, l’intérêt pour les élections. Les citoyens, à l'exception de l'élection présidentielle, ont le sentiment que ces élections n'ont plus de conséquences véritables sur leur destin. Ils ont le sentiment que ceux qui ont le pouvoir de décision se situent hors de portée de l'élection. Donc, il y a une forme d'affaiblissement de l'importance de l'élection dans nos systèmes politiques. Ce qu'il faut maintenant, c'est réinventer des mécanismes politiques autres que l'élection pour venir renforcer notre système.
Comment ces citoyens et ces élus se sont-ils perdus en chemin ? Au départ, pourtant, le sens même du mot démocratie c’est ça : associer le citoyen à la vie de la cité qui s’organise…
Ce qu’on a créé, c’est quand même un modèle de démocratie d’un type très particulier, c'est à dire un modèle de démocratie inventé à un moment historique très précis, à la fin du 18ème siècle, qui est fondé sur la représentation. Qui dit représentation dit que les citoyens ont un rôle très mineur dans le processus politique à l'encontre de l'idéal originel de démocratie. L'idéal athénien supposait que les citoyens participaient beaucoup plus directement à la production de la loi, là ils se contentent de déléguer. C'est une définition minimaliste de la démocratie qui s'est imposée au cours du temps, qui a fonctionné pendant très longtemps et qui ne fonctionne plus. Peut-être parce que le niveau d'exigence des citoyens s'est élevé. Ils ne supportent plus, finalement, de déléguer leur pouvoir, que d'autres parlent en leur nom et sans eux. C'est un vrai problème. Aujourd'hui, on est face à un tournant dans notre représentation de ce qu'est le politique. La fiction de la représentation qui veut que l'élu, une fois qu'il était élu, puisse se substituer purement et simplement aux citoyens, ça ne fonctionne plus. C'est peut-être dommage d'un certain point de vue et on peut comprendre que les élus s'en inquiètent, mais c'est comme ça. Et donc, il faut désormais faire une place aux citoyens. Il faut désormais les inclure.
Et une autre cause du problème, qui est cette fois ci purement française, c'est notre système électoral. Notre système électoral uninominal majoritaire à deux tours fait que la légitimité d'un président de la République, par exemple, peut être vraiment remise en question dès lors que ceux qui ont véritablement voté pour lui ne correspondent qu'à 18% des inscrits au premier tour. Comment voulez-vous que les citoyens se sentent véritablement représentés ? Il faut d'autres modalités de consultation. Désormais, il faut véritablement construire un processus délibératif et ne pas se contenter de cette définition minimaliste de la démocratie dans laquelle nous nous trouvons.
Les citoyens ont perdu confiance en leurs élus, mais les élus ont peut-être aussi un peu perdu confiance en leurs citoyens, peut être en les prenant parfois de haut ?
Ils n’ont jamais eu confiance dans les citoyens. Je pense viscéralement qu’ils ont peur des citoyens. Les mobilisations, comme le mouvement des gilets jaunes, ont contribué à faire bouger les choses. Un mouvement qui a mis la démocratie au cœur de ses revendications à travers le référendum d'initiative citoyenne a beaucoup contribué à faire prendre conscience, me semble-t-il, aux élus qu'il fallait que les choses changent. De toute façon, il faut réinventer des choses, et la convention citoyenne, c'est une expérimentation. C'est un prototype qui n'est pas parfait, qui a des défauts, mais qui permet de réinventer les choses.
Et les élus ont peur des citoyens et n’ont pas confiance en eux. Je pense qu’ils ont une vision caricaturale des citoyens qui leur dénient la compétence. En fait, la démocratie représentative repose sur l'idée que les citoyens n'ont ni suffisamment de temps, ni suffisamment de compétences, c'est à dire d'éducation, d'instruction, d'expertise, de connaissances techniques. Je pense que c'est faux et la convention citoyenne l’a démontré. Lorsque vous donnez du temps à des citoyens, y compris lorsqu'ils viennent de toutes les classes de la population, - nous avons veillé à ce qu'il y ait autant de sans diplôme dans la convention citoyenne qu'il y en a dans la société- lorsqu'on leur donne du temps, lorsqu'on leur donne des connaissances, lorsqu'on leur permet d'approfondir les questions, non seulement ils s'investissent, mais ils s'engagent résolument.
La dernière chose qui me semble positive, c’est le fait que des éditorialistes, qui représentent notamment les intérêts d'une certaine conception de l'économie, qui défendent l'économie néolibérale, qui ont vu les propositions des citoyens, ont été d'une violence rare et d'une violence inédite. On les a traités de khmers verts. On a parlé de totalitarisme, de dictature. Et ça, c'est un excellent signe. Ça veut dire que cette innovation commence à leur faire peur, commence à donner le sentiment que par cette voie-là, des changements politiques importants peuvent être possibles. Nous avons affaire à un gigantesque défi environnemental, climatique, de biodiversité. Pour l'affronter, il va falloir prendre des décisions qui vont changer nos formes de production, nos manières de vivre et il va falloir prendre des décisions acceptables, légitimes, courageuses. Je pense que la démocratie délibérative et participative est le seul moyen d'y parvenir. A contrario, la démocratie représentative, parce que les élus ont le souci de se faire réélire, sont obligés d'être court-termistes, ne peuvent pas le faire. Les citoyens ne l'ont pas été et ils sont allés beaucoup plus loin.
Vous qui êtes également spécialiste des sondages, au mois d'avril, il y en a un en particulier qui a été très critiqué, celui de l'Ifop pour Laptops, publié en exclusivité par Le Parisien comme une information majeure. La question était celle-ci : « D'après vous, le protocole à base de chloroquine est-il un traitement efficace contre le coronavirus ? » Réponse des sondés, alors qu'on est à ce moment-là en pleine polémique sur le professeur Raoult : 59% des Français disent oui et croient à l'efficacité de la chloroquine. Comme si 59% des Français étaient des épidémiologistes, des experts, des chercheurs et des scientifiques. Comment percevez-vous ce type d'enquête ?
Pourquoi poser cette question est ce qu'elle a du sens ? Est ce qu'il est vraiment raisonnable de demander aux citoyens une analyse et une évaluation de l'efficacité d'un protocole médical ? Je pense que la défiance des citoyens à l'égard du discours de la médecine officielle fait partie du problème dont on est en train de parler. C'est une forme de défiance à l'égard de toutes les formes d'autorité qui a été alimentée par l'histoire d'un certain nombre de scandales, depuis le sang contaminé jusqu'à d'autres épisodes historiques. Je reçois ça politiquement. Je pense que ce sondage n'a pas de sens et je pense qu'il est dangereux de poser ce type de questions. Si on avait demandé avec une formulation différente aux citoyens, s’ils auraient recours à ce médicament si on leur proposait de la chloroquine, c’était beaucoup plus recevable.
De manière générale ne sommes-nous pas dans une société qui s’appuie beaucoup, et beaucoup trop peut-être sur les sondages ? N’ont-ils pas pris un poids disproportionné aujourd’hui, qui peut d’ailleurs même influer sur des élections ?
J’ai moins ce sentiment que vous. J'ai travaillé sur l'invention des sondages et leur diffusion aux Etats-Unis, en France, depuis les années 1930. J'ai l'impression qu'on assiste plutôt à un certain reflux des sondages. Je pense qu'il y a une concurrence, par exemple, des réseaux sociaux. Les réseaux sociaux produisent des définitions de l'opinion publique qui peuvent être un peu contradictoires avec les sondages. Et puis, je note aussi que le gouvernement, sur de très nombreux aspects de sa politique, ne tient pas compte des sondages, sinon il n'aurait pas, par exemple, continué sa réforme des retraites. J'ai plutôt le sentiment d'un reflux, paradoxalement, et d'une moindre influence des sondages sur l'action publique. Sur les élections, c'est une autre histoire. Je pense que dans le choix des candidatures, dans le processus des primaires, par exemple, les sondages continuent et continueront à jouer un rôle. Les sondages vont jouer un rôle sur le processus électoral, c'est indéniable. Sur l'action publique, ça me paraît beaucoup moins clair. J'ai le sentiment que beaucoup de décisions politiques prises au niveau gouvernemental sont beaucoup plus souvent influencées par les experts, par les marchés, sont beaucoup par les grands acteurs économiques que par l'opinion publique.
A lire également: Didier Fusillier : 5 milliards pour la culture, «voyez ce qui se passe en Espagne, là-bas c'est rien du tout !»