Coronavirus : le gouvernement va-t-il autoriser le «tracking» des téléphones des personnes malades ?

Coronavirus : le gouvernement va-t-il autoriser le «tracking» des téléphones des personnes malades ?

Déjà pratiquée par plusieurs pays d’Asie contre l’épidémie, l’utilisation des données personnelles de santé et la géolocalisation fait débat au pays des droits de l’homme. « En temps de guerre, on n’a pas la même liberté qu’en temps de paix » soutient le sénateur LR Patrick Chaize, qui défend la mesure. « Une application de flicage (qui) pose une vraie difficulté » pour les libertés individuelles, met en garde le sénateur UDI Loïc Hervé.
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Souriez, vous êtes tracés. Imaginez. Vous êtes chez vous ou marchez dans la rue quand, soudain, vous recevez sur votre portable un message du gouvernement : « Vous avez croisé le chemin d’un malade du Covid-19. Par précaution, vous êtes appelés à rester chez vous pendant 14 jours ». Le futur ? Non, le présent. Une forme d’Happn – cette appli de rencontre par géolocalisation – mais aux objectifs au premier abord moins sympathiques. Pour lutter contre l’épidémie, plusieurs pays, notamment d’Asie, ont en effet recours aux données personnelles et à la géolocalisation des téléphones portables.

A Taïwan, les personnes en quarantaine reçoivent un téléphone pour pointer. Une forme de bracelet électronique en somme. En cas de non-respect, ils risquent 30.000 euros d’amende. En Chine, un système de Code QR permet de suivre et d’autoriser les déplacements. En Corée du Sud, pays démocratique où l’anticipation sur les masques et les tests a contenu l’épidémie, un site permet de voir où se situent les cas. En Israël aussi, raconte le Guardian, le « backtracking », c’est-à-dire un suivi par téléphone portable, a un été mis en place. Ce traçage permet de limiter les contacts et ainsi la propagation du virus. On peut aussi citer Singapour.

Le ministre Olivier Véran y est opposé, mais Emmanuel Macron lance une réflexion…

La France, déjà en retard sur les masques et les tests, va-t-elle y recourir ? A écouter le ministre de la Santé, Olivier Véran, non. Au pays des Droits de l’homme et de la « liberté chérie » que chante la Marseillaise, ça passerait mal. « La Corée ne se contente pas de faire des tests. La Corée fait du tracking. (…) Etes-vous prêts à avoir ce débat à l’Assemblée et à suivre la Corée jusqu’au bout de sa démarche ? Moi je n’en suis pas convaincu, et à titre personnel, non plus » soutient ainsi le ministre mardi 24 mars devant les députés. Mais le même jour, une décision de l’Elysée jette le trouble. Emmanuel Macron crée un nouveau Comité analyse recherche et expertise (CARE). Entre autres missions, il « accompagnera la réflexion des autorités (…) sur l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées ». Soit le tracking, que refuse Olivier Véran, mais « à titre personnel ».

Pour tracer, encore faudrait-il être en capacité de tester à grande ampleur, pour savoir qui est porteur du virus. Le gouvernement ambitionne justement de porter la capacité de 5.000 à 50.000 tests par jour d’ici avril, et même 100.000 par jour d’ici juin.

La Cnil met en garde

La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) s’est déjà penchée sur le sujet du traçage. Elle a demandé à l’Etat « de privilégier le traitement de données anonymisées » ou consenties.

Mais « si la France souhaitait prévoir des modalités de suivi non anonymes plus poussées, le cas échéant sans le consentement préalable de l’ensemble des personnes concernées, une intervention législative s’imposerait. Il faudrait alors s’assurer que ces mesures législatives dérogatoires soient dûment justifiées et proportionnées (par exemple en termes de durée et de portée) ».

Un amendement LR au Sénat a tenté d’autoriser le « backtracking »

Au Sénat, lors de l’examen il y a 10 jours du projet de loi d’urgence sur le coronavirus, un sénateur avait déjà pensé à modifier la loi. Comme publicsenat.fr l’avait relevé, le sénateur LR Patrick Chaize avait déposé et porté un amendement, cosigné par son président de groupe, Bruno Retailleau, visant à donner un cadre légal. Il a été rejeté par la majorité sénatoriale. « L’idée, c’était d’ouvrir la possibilité, si tout le monde l’accepte, de modifier par ordonnance et de manière temporaire la loi et de permettre » le tracking, car « les données téléphoniques ont un certain intérêt » explique à publicsenat.fr le sénateur de l’Ain, par ailleurs président de l’Avicca (Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel). A ce titre, il ne cache pas être « en contact de façon fréquente avec les opérateurs. On échange sur ces sujets concernant les données ».

Pour Patrick Chaize, la crise impose de prendre ce nouveau type de mesure. Il le dit avec un certain franc-parler. « Si la technologie doit apporter une aide à la prévention, la détection et éviter la propagation, je dis oui » lance-t-il. « J’entends les réactions du type atteinte à la liberté. Mais à un moment donné, il faut être cohérent. J’entends aussi un Président dire qu’on est en temps de guerre. Et en temps de guerre, on n’a pas la même liberté qu’en temps de paix. La preuve, on n’a pas la liberté de sortir » souligne Patrick Chaize. Il ajoute :

Je veux bien qu’on joue les pucelles, mais il faut aussi assumer la situation et la jouer collectif.

Prudent, le président du Sénat, Gérard Larcher, ne dit cependant pas « non » de son côté. « Ce qui peut paraître contraire à l'éthique et aux droits individuels aujourd'hui, peut s'avérer indispensable demain pour lutter contre les conséquences de l'épidémie. Je n'exclus rien a priori » affirme au Parisien le sénateur LR des Yvelines, « mais si l'on passe au tracking individuel, cela doit être encadré par une loi et donc sous le contrôle du juge, il doit être limité dans le temps et sous le contrôle impératif du Parlement ».

« C’est une logique de surveillance individuelle de masse. Ça pose un gros souci »

Certains rétorqueront que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et que les périodes de crise sont souvent propices pour écorner nos libertés publiques et individuelles. En réalité, jusqu’au sein même de la majorité, le sujet inquiète. « Abandonner l'éthique et imiter les régimes autoritaires serait une faute pour nos démocraties » a twetté le député européen LREM Stéphane Séjourné, proche d’Emmanuel Macron.

L’association la Quadrature du Net est sur le qui-vive. Dans un communiqué, elle a dénoncé « l’amendement scélérat » de Patrick Chaize. « C’est une logique de surveillance individuelle de masse. Ça pose un gros souci. Et c’est illégal à l’heure actuelle » souligne Sylvain Steer, membre de la Quadrature du Net. Il s’étonne que la Cnil affirme qu’il suffit de changer la loi pour autoriser le tracking. « Cela nous ne semble ne pas être le cas, car il faut aussi changer le droit européen, notamment sur la protection des données » met-il en garde.

Il rappelle au passage, et à regret, que la loi antiterroriste de 2015 permet déjà ce type de mesure, mais « pas dans un cadre général ». Reste que pour l’heure, « le gouvernement n’a pas l’air de s’orienter vers ça. Tant mieux ». Mais l’association de défense de libertés publiques et numériques reste attentive.

« Application de flicage »

Même mise en garde du sénateur UDI Loïc Hervé, l’un des deux sénateurs membres de la Cnil. « Quand on me parle de réduction des libertés individuelles associée au numérique, je dis attention, vigilance » lance le sénateur de Haute-Savoie. Il souligne que « l’acceptabilité sociale de ce genre de mesure est beaucoup plus grande en Asie du Sud-Est que chez nous ». Et Loïc Hervé rappelle ce qui devrait être une évidence :

Un téléphone mobile n’est pas fait pour surveiller la population.

Pas sûr que les services de renseignement voient les choses de la même manière… Pour le sénateur centriste, le portable peut en revanche être utilisé pour faire de « la pédagogie » avec par exemple une application pour savoir si on respecte le rayon d’un kilomètre pour l’exercice physique. « Mais une application de flicage, qui va donner à une autorité gouvernementale des informations permettant de savoir si on respecte nos obligations de confinement, ça pose une vraie difficulté de principe » insiste Loïc Hervé.

« Il ne s’agit pas de dire qu’il faut fliquer tout le monde. On a un outil qui peut nous aider. Pourquoi on ne l’utiliserait pas ? » répond de son côté Patrick Chaize, selon qui il faut « être vigilant et prudent. Il ne s’agit pas d’ouvrir les vannes et de faire tout et n’importe quoi. Mais il faut donner un cadre ».

Orange travaille déjà avec l’Inserm sur l’utilisation de données anonymisées

Pour l’heure, sans attendre un éventuel changement de législation, les opérateurs n’ont pas attendu pour avancer. Orange a ainsi pu travailler avec des données anonymisées. Selon Le Canard enchaîné, l’opérateur a ainsi permis au ministère de l’Intérieur de savoir que 17% des Parisiens avaient fui la capitale lors de l’annonce du confinement.

Orange est en lien direct avec les organismes publics. « Nous travaillons avec l’Inserm pour voir comment les données peuvent être utiles pour gérer la propagation de l’épidémie. Un des chantiers du futur avec Inserm est de permettre aux épidémiologistes de modéliser la propagation de la maladie. Dans un tel usage, les données de géolocalisation sont anonymisées. Mais malgré ça, cela demanderait des ajustements réglementaires et un accord de la CNIL » a expliqué au Figaro Stéphane Richard, PDG d’Orange. La professeure et prix Nobel de médecine, Françoise Barré-Sinoussi, qui préside le CARE, est par ailleurs virologiste à l’Institut Pasteur/Inserm.

Stéphane Richard est soutenu par le commissaire européen au marché intérieur, le Français Thierry Breton, lui-même ancien PDG de France Telecom, qui plaide pour une utilisation des données des opérateurs au niveau européen, pour mieux lutter contre l’épidémie.

« Un vrai sujet pour l’avenir »

L’opérateur a déjà le savoir-faire en réalité, à des fins commerciales. « Orange vendait depuis 2013 sa solution flux vision. Et a envie de la recycler aujourd’hui » explique Sylvain Steer de la Quadrature du Net. « Orange vend ses données » confirme Loïc Hervé, « dans les stations de ski, on peut demander aux opérateurs des informations pour savoir combien de temps les gens sont restés dans la station, et de quelle nationalité ils sont ».

Pour ce qui est du tracking personnel, s’il n’est peut-être pas prévu dans l’immédiat, la question reste entière. « C’est un vrai sujet », souligne le sénateur de Haute-Savoie, « et pour l’avenir aussi, car on aura peut-être d’autres situations qui justifieront qu’on fasse appel à ce genre de chose ».

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