Coronavirus : le Sénat a-t-il vraiment voté une amnistie pour protéger les responsables politiques ?

Coronavirus : le Sénat a-t-il vraiment voté une amnistie pour protéger les responsables politiques ?

La version sénatoriale, du projet de loi prorogeant l’état d’urgence, instaure un régime spécifique à la crise sanitaire actuelle, pour déterminer les cas dans lesquels la responsabilité pénale des décideurs pouvait être engagée. Public Sénat démêle le vrai du faux.
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Il a suscité beaucoup de réactions indignées, des inquiétudes, ou des incompréhensions. Un amendement du Sénat, chambre à majorité de droite et centre, a été ajouté le 4 mai au projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, pour répondre principalement à l’angoisse croissante des élus locaux et notamment des maires. Ces derniers s’inquiètent de la menace d’éventuels procès qui augmente avec un déconfinement, dont ils n’ont pas déterminé les conditions. L’amendement, adopté de façon quasi-unanime, souhaitait apporter une sécurité juridique spécifique en cas de contaminations au Covid-19, pendant l’état d’urgence sanitaire.

Selon l’article adopté le 4 mai (réécrit depuis, dans la suite de la navette parlementaire) : « Nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l'état d'urgence sanitaire […] pour faire face à l'épidémie de Covid-19, soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination. » En fixant toutefois trois limites. La responsabilité pourra être engagée en cas de « faute intentionnelle », de « faute par imprudence ou négligence » et de « violation manifestement délibérée des mesures » prises dans le cadre de l’état d’urgence, ou d’une « obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ».

Voici quelques éléments de contexte pour aborder le débat qui s’est crispé autour de cet amendement.

Le cadre juridique actuel prévoit déjà des cas pour exclure la responsabilité pénale des décideurs

Un premier constat sur l’amendement du Sénat s’impose. Il n’y a pas, fondamentalement, de grand bond en avant, dans la mesure où le droit actuel prévoit déjà des cas où il est impossible d’engager la responsabilité pénale d’un décideur (élu, fonctionnaire ou dirigeant du secteur privé). C’est la loi dite Fauchon du 10 juillet 2000, du nom d’un sénateur qui en est à l’origine, après une période de multiples procès d’élus locaux, notamment pour des chantiers. Ce texte a modifié l’article 121-3 du Code pénal pour redéfinir le régime de la responsabilité pénale dans le cas d’un délit commis de façon indirecte et non-intentionnelle.

Une obligation de moyens est exposée à l’alinéa 3 (complété par un article spécifique pour élus locaux dans le Code général des collectivités territoriales). L’alinéa 4 précise que la responsabilité pénale d’une personne physique peut être engagée s’il est établi qu’elle a, soit « violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement », soit « commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elle ne pouvait ignorer ».

Des craintes subsistent encore sur l’interprétation de la loi Fauchon et de la notion de « faute caractérisée »

Selon Maître Philippe Bluteau, avocat au barreau de Paris, spécialisé en droit pénal de la gestion publique, c’est bien ce deuxième volet qui est problématique, à l’heure actuelle. « Jamais on n’a précisé dans le texte ce qu’était une faute caractérisée. C’est par ce chemin que les condamnations contestables de maires ont continué depuis 20 ans. La loi Fauchon ne protège pas assez les maires », détaille-t-il à Public Sénat. Ce conseiller juridique à l’Association des petites villes de France (APVF) voit dans le texte du Sénat une manière de répondre « à la crainte légitime des élus de voir la loi Fauchon appliquée trop sévèrement par les juridictions ».

Et le plus « grand tort » de cette notion de « faute caractérisée », selon l’avocat spécialiste de ce type d’affaire, c’est qu’elle est « déterminée a posteriori, de façon déconnectée par rapport à la réalité que nous vivons aujourd’hui ». Son explication est la suivante. « Quand, dans un an et demi, il faudra discuter de cette faute caractérisée, je crains que le magistrat ait perdu de vue entre-temps ce qu’était le 12 mai 2020 : l’état de la science, des connaissances et de la prudence nécessaire etc. Une faute caractérisée, c’est trop flou […] Cette notion génère une insécurité juridique invivable pour les maires. »

« Ce texte n’était même pas nécessaire », considère un avocat défendant un candidat aux municipales contaminé par le Covid-19

Un autre avocat ne partage pas cet avis. Maître Nabil Boudi, un avocat pénaliste au barreau de Paris que nous avons également sollicité, estime que le texte adopté par le Sénat est non seulement « illisible », mais qu’en plus il « ne rajoute pas grand-chose finalement par rapport à ce qui existait dans la loi Fauchon ». « La jurisprudence de la Cour de cassation est déjà assez stricte et circonstanciée. Il faut une faute délibérée et caractérisée. Je pense qu’il n’y a aucune chance, en l’état de la législation actuelle, que la responsabilité pénale d’un décideur puisse être engagée sur le fondement de l’article 121-3 du Code pénal pour avoir organisé le déconfinement. Pour moi, ce texte n’était même pas nécessaire : rappeler le droit en vigueur, c’était amplement nécessaire. »

« Une espèce d’effet d’annonce, qui était recherché par les sénateurs »

Il est convaincu que les maires seront considérés comme des auteurs indirects, « de fait ». Assurant la défense d’une liste LR estimant avoir été contaminée au Covid-19 dans les 15e et 16e arrondissements de Marseille le 15 mars dernier, l’avocat a déposé plainte devant la Cour de Justice de la République. Il ne voit pas très bien ce qu’aurait pu apporter l’amendement du Sénat. « Je pense surtout qu’il y a une volonté d’une espèce d’effet d’annonce, qui était recherché par les sénateurs, puisqu’ils sont élus par les maires. Il y a une volonté de les rassurer. »

Un magistrat honoraire, ancien président de la Cour d'assises de Paris, a lui aussi vu, dans l’adoption au Sénat, un « vote sans portée autre que politique ». « C'est un salmigondis. Ça n'est pas éloigné de la loi Fauchon, sauf la faute d'une particulière gravité », a-t-il réagi à chaud sur Twitter.

Mais, dans le cadre du déconfinement et de la reprise de l’école, que dire des compétences qui incombent aux maires, comme l’entretien et l’hygiène des établissements scolaires, la cantine et l’organisation du temps périscolaire ? Maître Bluteau voit mal comment il ne pourrait pas y avoir de contentieux. « On va en prison en cas de négligence, si on a délibérément ouvert l’école sans désinfecter les tables, sans mettre en place de gestes barrières. Pas en raison d’une poussière de faute, qui sera identifiée deux ans après par des magistrats, à la faveur d’une réécriture de circonstances », s’indigne-t-il.

Comment l’Assemblée nationale a vidé de sa substance la réécriture du Sénat

Deux jours après l’adoption de l’amendement du sénateur LR Philippe Bas, la majorité présidentielle (LREM-Modem), en commission à l’Assemblée nationale, a revu le projet de loi réécrit par le Sénat. En supprimant la totalité du dispositif de responsabilité pénale spécifique au Covid-19 que la Haute assemblée proposait d’ajouter dans le dispositif de l’état d’urgence sanitaire. En lieu et place, les députés ont préféré préciser que les éventuelles fautes des responsables publics ou privés, en cas de catastrophe sanitaire, puissent être appréciées en fonction « de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits ».

Lors de la discussion parlementaire au Sénat, la garde des Sceaux Nicole Belloubet avait laissé entendre que ce critère pouvait améliorer la loi Fauchon. Mais elle n’avait pas pour autant déposé d’autre proposition au Sénat qu’une suppression pure et dure de l’amendement de Philippe Bas. « Oui, il faut préciser la loi, rappeler la jurisprudence qui oblige le juge à tenir compte des moyens disponibles et de l'état des connaissances au moment où l'on a agi ou pas. Mais je suis nettement plus réservée s'il s'agit d'atténuer la responsabilité de chacun », avait-elle déclaré en ouverture des débats.

L'amendement de l'Assemblée nationale aurait vocation à s'appliquer de façon large, à chaque catastrophe sanitaire, et pas seulement pendant l'état d'urgence sanitaire ou cette épidémie de coronavirus. La solution des députés sera-t-elle suffisante pour dissiper les craintes dans les mairies ou entreprises de France ? Vu leurs réactions hier, les sénateurs en doutent. La correction des députés devrait avoir l’aval du gouvernement en séance publique à l’Assemblée nationale, comme l’a laissé entendre Nicole Belloubet à notre micro mercredi 6 mai.

Davantage de cas de figure pour engager la responsabilité du gouvernement, dans l’amendement du Sénat

Autre idée fausse véhiculée sur cet amendement : le gouvernement tente-t-il de se protéger, en s’abritant derrière une protection supplémentaire qui se serait appliquée avant tout aux maires, les premiers visés par le texte ? Il faut déjà rappeler une fois de plus que le gouvernement n’a eu cesse de s’opposer à l’amendement du Sénat. Le Premier ministre l’a encore répété on ne peut plus clairement lors des questions au gouvernement du Sénat, le 6 mai.

Quand bien même le gouvernement aurait cherché à s’appuyer sur l’initiative, il n’aurait pas eu l’effet recherché. « Dire que l’amendement [du Sénat] sert à protéger le gouvernement, c’est une ineptie », met au point Maître Bluteau. « Le texte du Sénat réserve le cas particulier du gouvernement au 2° de l’amendement, pour faire peser sur ses membres un risque pénal à la moindre imprudence. Si le texte du Sénat distingue entre, d’une part la chaîne de décisions dans le cadre de la police sanitaire – Premier ministre, ministre de la santé, préfets – de tous les autres au 3° de l’amendement, d’autre part, c’est justement pour être exigeant. Absolument pas pour être bienveillant envers ceux qui ont la responsabilité de dire le droit en cette période et d’édicter les normes nécessaires. »

C’est pour cette raison que Philippe Bas, président LR de la commission des Lois du Sénat, était particulièrement mécontent de la modification des députés. « Ceux qui posent les règles, il ne s’agit pas de les mettre à l’abri », dénonçait-il, préférant redonner une assurance à ceux qui vont « appliquer sur le terrain les mesures de déconfinement ». Décidées par le gouvernement.

Un sujet politiquement sensible, comme l’a souligné le gouvernement lui-même

Le 6 mai, le Premier ministre n’a plus seulement argumenté sur le fond juridique pour désapprouver l’initiative sénatoriale, il a donné une justification politique de son refus « d’atténuer » la responsabilité pénale des décideurs dans le cas des contaminations au Covid-19. « Il faut songer, y compris dans ces moments d’angoisse, à ce que pensent nos concitoyens », a-t-il mis en garde. L’indignation sur les réseaux sociaux ne lui a pas donné tort. Mardi, l’avocat Philippe Bluteau expliquait justement combien ce sujet pouvait être inflammable dans l’opinion publique. « Tous les cabinets des gardes des Sceaux successifs se sont montrés frileux à cette idée, parce qu’ils ont peur de s’exposer à la critique de l’impunité, de la loi d’amnistie. On a bien vu que ce nettoyage radical est délicat politiquement. Mais il est nécessaire. »

Un débat sur la durée de l’application du nouveau régime et surtout sur son effet rétroactif

Ce 7 mai, Nicole Belloubet a enfoncé le clou un peu plus loin, dans Le Figaro, en affirmant que le gouvernement et sa majorité n’envisageaient pas de faire « une loi d’auto-amnistie », question « posée » par l’amendement du Sénat, selon elle. Un point soulevé également par Didier Rebut, dans un blog du Club des juristes. Selon le professeur de droit à Paris II-Panthéon Assas, l’amendement du Sénat aurait permis « une sorte de loi d’amnistie par avance, qui n’a pas de précédent en droit pénal français ».

Pour Maître Nabil Boudi, ce qui est perturbant, c’est plutôt la référence spécifique aux contaminations de Covid-19. Alors que la loi doit généralement rester sur des aspects généraux. « En fait, on est sur une loi spéciale », dit-il.

Néanmoins, les dispositions de l’amendement sénatorial n’allaient pas ouvrir la voie à une irresponsabilité totale, celle-ci est bornée par des exceptions, clairement indiquées. Elles ne sont pas non plus totalement rétroactives car elles ne réduisent pas la responsabilité des décideurs depuis l’émergence du coronavirus et de l’épidémie sur le sol français. Le texte ne s’applique que pour des faits commis pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, qui a été instauré le 23 mars. Dit autrement, l’anticipation de la crise, sa gestion jusqu’aux trois premières semaines de mars, et notamment l’organisation du premier tour des élections municipales, n’entrent pas dans le champ de la modification votée par le Sénat.

L’amendement du Sénat ne visait pas seulement les maires, contrairement à une confusion trop souvent entendue

Dernière clarification : si les sénateurs ont bien souvent évoqué les retours désespérés des maires de leurs départements, pour justifier du bien-fondé de leur amendement, leur texte n’était pas pour autant réduit aux grands électeurs qui les élisent. La portée était générale et s’appliquait à tous les décideurs, du public comme du privé. Maître Bluteau confirme que nous ne sommes pas en présence d’une « loi catégorielle ». « Ce texte protège tous ceux à qui il serait susceptible d’être reproché d’avoir contribué à la propagation du virus : directeurs d’hôpitaux, directeurs de services d’urgence, chauffeurs de taxi, directeurs d’école, maires. C’est un texte qui tire, pour tous, les conséquences d’une spécificité de cette épidémie, qui est invisible, extrêmement contagieuse. »

Le conseiller juridique de l’APVF estime par ailleurs qu’on ne fait pas une fleur aux élus locaux avec cet amendement. « Ceux qui négligent ou méprisent l’inquiétude des élus s’exposent à une chose. Si on ne résout pas le problème, ils pourraient dire : ouvrez les classes si vous voulez, mais la cantine et le périscolaire c’est non. Que va-t-il se passer s’ils font ça ? Vous croyez que les parents seront suffisamment disponibles pour aller travailler et récupérer leur enfant à 11h30 ? »

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